L’immense sentiment d’amertume et d’effroi qui envahit la France après les attentats de Paris et Saint-Denis, a conduit à la déprogrammation légitime et logique du nouveau film de Nicolas Boukhrief. Par respect pour les victimes, et la sensibilité du public, l’affiche représentant une kalachnikov se fondant sur la tour Eiffel, accompagnée par cette tagline glaçante « La menace vient de l’intérieur » a disparu de la voie publique. Made in France reste pour l’heure invisible, en attendant que le long deuil national fasse son œuvre. Mais un jour, sans doute en 2016, il serait bon, voire indispensable, que les spectateurs qui le souhaitent puissent voir et débattre du travail didactique et engagé proposé par le réalisateur du Convoyeur et des Gardiens de l’ordre.
Un projet maintes fois repoussé
Le dossier de presse officiel de Made in France met en lumière les péripéties qui ont parsemé la production de ce long-métrage, c’est le moins que l’on puisse dire, polémique. L’idée germe dans l’esprit de Nicolas Boukhrief en 1995 : lorsqu’il voit les images de la cavale mortelle de Khaled Kelkal, le réalisateur se demande d’où vient le terroriste et ce qui l’a conduit à commettre ces actes impensables. En 2013, il établit une première note d’intention et le groupe M6 (SND) doit assurer la distribution de son projet. Le tournage du film s’achève en 2014. Le 7 janvier 2015, les attentats contre l’Hyper Cacher et le journal satirique Charlie Hebdo conduisent SND à laisser tomber complètement le film. Pendant un temps, il est même question de le sortir sans frais, directement en vidéo. Un autre distributeur, l’indépendant Pretty Pictures s’en empare finalement et prévoit une sortie pour novembre 2015. Les évènements survenus dans les rues de Paris, au Bataclan et près du Stade de France, rendent aujourd’hui impensable une telle sortie sur grand écran.
Nicolas Boukhrief a pourtant tenté, avec Made in France, de remonter à la naissance du mal, aux événements qui conduisent des hommes sans histoire à assassiner des personnes innocentes au nom d’une vision déformée de l’Islam. Pour cela, il se glisse dans la peau de Sam (Malik Zidi), un journalisme musulman qui infiltre un groupe extrémiste pour en comprendre les rouages. Pour parvenir à ses fins, il se rend régulièrement dans une mosquée fondamentaliste et rencontre un groupe de jeunes hommes dirigé par un mystérieux personnage qui revient d’un camp d’entraînement terroriste, Hassan (Dimitri Storoge). Cet homme froid et implacable prépare sa cellule à un terrible attentat en plein cœur de la capitale. À mesure que la mécanique se met en place, le danger devient de plus en plus intense pour Sam, qui perd le contrôle de son enquête.
Un claque bleue blanche et rouge
Le génie de Nicolas Boukhrief est de dépeindre des situations 100 % familières, loin des clichés de barbus assis dans le désert qui reviennent en mémoire. D’une part, ces personnages sont français, pleinement ancrés dans la société contemporaine. Ils grandissent parmi nous, sans accent, fréquentent les lycées et les entreprises, alimentent une vision de l’Islam qui n’est pas celle que leurs parents et leur entourage partagent. Le rejet à leur égard de la société et une volonté de rébellion, partagée par de nombreux adolescents (des posters de l’inévitable Scarface trônent dans leur chambre) peut, comme le montre le film, les faire basculer, sous l’influence de certaines personnes, dans la haine et le passage à l’acte. Le film montre bien à quel point le lavage de cerveau de ces jeunes, issus de tous les milieux sociaux et origines est puissant, absurde et contradictoire. Ils sont originaires de Bretagne, ils ne parlent pas l’arabe, ils sont baptisés, leurs parents les couvrent d’argent de poche, ils sont des papas, d’honnêtes travailleurs, des époux, des grands frères aimants. Et pourtant, ils veulent tuer au nom d’Allah.
La radicalisation passe par le rejet de tout ce qui représente la culture occidentale, même des choses chères à leurs yeux, comme une banale télévision, une photo de famille ou un livre. Elle passe également par la construction d’un mode de vie exemplaire conçu pour n’éveiller aucun soupçon de son entourage autour de sa double vie. Les « petites frappes » se rangent bien sagement, arrivent à l’heure au travail, font des enfants et vont même moins souvent à la mosquée pour maintenir les apparences au plus près d’eux. Pour se préparer, ils s’arment, s’entraînent et se préparent psychologiquement à mourir pour une cause invisible : « mieux vaut mourir en martyr que mourir comme un con. »
Un thriller ancré dans le réel
Made in France est conçu, ce qui n’étonnera personne vu la filmographie du cinéaste, comme un thriller, au suspense parfois intenable. Sérieux et menaçant de bout en bout, il s’adresse en particulier à la jeune génération, en comptant sur la force d’attraction redoutable de ses allures de film de genre. Ce tableau pourtant bien réel et documenté choquera sans nul doute par la dureté de ses propos. Il ne conviendra pas aux personnes trop sensibles. Ses acteurs intenses, de Dimitri Storage qui respire le danger, à François Civil, un parfait tête-à-claques, en passant par Ahmed Dramé, qui parvient à rendre son personnage de fanatique déchirant, mènent ce ballet funèbre sans fausse note. Aucune fausse note à repérer aussi du côté de la musique de ROB (Tristesse Club, Maniac), qui accompagne cette histoire avec justesse.
Nous avons eu la chance de voir Made in France plusieurs semaines avant les attentats, alors qu’il avait déjà acquis ce parfum de polémique, peut-être injustement puisqu’il ne cherche jamais à se poser en donneur de leçons. Déjà conquis par les qualités indiscutables du film et la noblesse des intentions de Nicolas Boukhrief, nous avions laissé résonner ce film dans notre esprit. Quatre jours après les attaques, il s’agit moins de faire une critique de cinéphile en bonne et due forme, mais d’émettre le souhait de ne pas voir une œuvre importante, actuelle et pertinente, tomber dans l’oubli, ou pire, être accusée d’opportunisme déplacé.
[toggle_content title= »Bonus » class= »toggle box box_#ff8a00″]Nicolas Boukhrief est revenu, à l’occasion du ShowWeb, le 6 octobre dernier, sur le film qui devait à l’époque sortir en salle.
« Quand je me suis intéressé à ce sujet, je savais que ce serait difficile de le traiter. J’entends dire ici ou là que c’est un film opportuniste, pourtant, j’avais très peu d’argent, pas d’acteurs connus et pas de producteur. J’ai mis un an à trouver un producteur, qui a mis son salaire dans le film, comme une partie de l’équipe et Canal +. Pourquoi ? Parce qu’on été tous convaincu qu’on tenait un sujet fort et actuel. Pour limiter les peurs et les appréhensions autour du film, j’ai dû écrire une fausse version, où je racontais l’histoire d’une bande de jeunes faux-monnayeurs. Grâce à ce faux scénario, nous avons pu tourner correctement, parce que les mairies refusaient de nous donner des autorisations, les particuliers aussi, refusaient de nous louer leurs appartements.
Côté financement, je peux comprendre que les grands capitaux ne sautent pas sur un projet avec un casting d’acteurs, pas très bankables, mais j’étais beaucoup plus choqué par les structures de l’État, qui ne nous ont pas donné la chance de passer la première étape. J’espérais qu’avec notre sujet, nous pourrions attirer leur attention. Au contraire, nous avions pour réaction “anecdotique, alarmiste, sans intérêt”. Cette peur a continué au niveau de la distribution. Le distributeur d’origine, au moment des événements de janvier, l’a rendu. Tous les autres distributeurs ont botté en touche. Heureusement, Pretty Pictures a fini par accepter de sortir Made in France, sinon il serait sorti directement en VOD (le film a fini par sortir en e-cinéma par la suite, ndlr).
Pour conclure, il ne s’agit pas d’un film opportuniste, nous ne faisons pas la suite des événements, nous l’avions préparé bien en amont. Quand bien même, la question n’est pas de parler de ces sujets, mais de comment aborder cette question. Je crois qu’on en a bien parlé, nous y avons beaucoup réfléchi. Nous voulions faire un thriller tendu, parce que l’histoire plonge naturellement dans l’ambiance du polar. Je suis ravi que d’autres metteurs en scène commencent à s’emparer de ce sujet. Peut-être que certains seront opportunistes, peut-être que certains feront des films de mauvais goût, je ne pense pas que ce soit le cas ici, d’après les premières réactions que nous avons eu.
C’est un film qui aujourd’hui fait peur aux exploitants qui ne voudraient pas voir des gars de banlieue débarquer dans leur salle. Mais ceux qui l’ont vu s’aperçoivent que ce n’est pas un film sur l’Islam, sur le Prophète ou le Coran, mais sur une situation, un état de fait. J’aurais fait ce film dans les années 70, nous aurions parlé de la Bande à Bader, des Brigades Rouges ou d’Action Directe, dans les années 80, nous aurions des jeunes fascinés par Scarface et s’adonnant au trafic de coke armés jusqu’aux dents. Nous sommes en 2015 et aujourd’hui le fantasme romantique morbide, violent de certains jeunes abandonnés à eux-mêmes et manipulés, comme le montre le film, c’est de se faire sauter en Syrie. »[/toggle_content]
[styled_box title= »Made in France » class= » »]De Nicolas Boukhrief
2014 / France / 124 minutes
Avec Malik Zidi, Dimitri Storoge, François Civil
Sortie le 29 janvier 2016 en VOD e-Cinema
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Crédits photos : © Pretty Pictures