Adagio : requiem pour les mafieux
Polar crépusculaire et hypnotique, Adagio marque le retour dans sa Rome natale du cinéaste italien Stefano Sollima. Immanquable !
Bien qu’il ait eu avec Adagio les honneurs d’une sélection au dernier festival de Venise, Stefano Sollima n’est pas ce qu’on peut appeler un auteur internationalement reconnu par la critique, comme peuvent l’être ses compatriotes Paolo Sorrentino et Matteo Garonne. Pourtant, le fils de Sergio Sollima – le deuxième Sergio le plus connu du cinéma italien en matière de westerns et de polars – s’est bâti en vingt ans une carrière remarquable, liée de près au film de genre et particulièrement au film policier. Réalisateur des films coups de poing ACAB et Suburra, puis showrunner des séries Gomorra et ZeroZeroZero, avant son incartade plus ou moins couronnée de succès aux USA avec Sicario 2 et Sans aucun remords, Sollima achève avec Adagio ce qu’on peut appeler sa « trilogie romaine ». Un thriller ample à l’histoire faussement familière, et qui fait honneur à son titre en dépeignant avec patience et méticulosité un monde criminel s’effondrant sur lui-même, le tout dans une ambiance de fin du monde, entre flammes et ténèbres.
Adagio s’ouvre en effet sur un plan large aérien sidérant, qui contribue pour beaucoup à installer le ton crépusculaire du film. Soit une nuit à Rome : un gigantesque incendie ravage l’horizon et entraîne des coupures de courant généralisées, qui plongent à intervalles réguliers la capitale dans l’obscurité totale. Le cadre est posé pour un récit qui se déroule durant ces quelques heures d’apocalypse urbaine. Il faut, passée cette ouverture, faire pleinement conscience au talent de conteur de Sollima, qui fait peu usage des dialogues ou de scènes platement explicatives, pour comprendre petit à petit les motivations de chaque protagoniste.
Rome, ville en flammes
Le héros d’Adagio semble être Manuel (Gianmarco Franchini), un ado de 16 ans qui s’occupe de son père âgé et visiblement sénile, Daytona (Toni Servillo, loin des univers de Sorrentino). Il se rend une fête dantesque et privée armé d’un téléphone, pour prendre des photos compromettantes. Car dehors, plusieurs hommes surveillent les lieux et le jeune en question. Des flics, comprend-t-on, commandés un certain Vasco (excellent Adriano Giannini), auxquels Manuel décide d’échapper. Il fuit et va chercher conseil et refuge auprès d’anciennes connaissances de son père – en réalité l’ex-chef du gang mafieux de la Magliana – qui portent des surnoms de montres de luxe : Polniuman (Valerio Mastandrea) et Cammello (Pierfrancesco Favino, qui redéfinit le mot méconnaissable). Des malfrats cabossés par les années, reliques d’un autre temps ayant tous un pied dans la tombe. Les trois « anciens » trouvent dans le cas de Manuel matière à se mesurer une dernière fois à une police aux méthodes encore plus radicales et criminelles qu’eux…
« Un condensé de cinéma porté par des acteurs habités et une maestria technique qui garantit son lot de séquences mémorables. »
À la fois opératique et chirurgical dans sa narration, Adagio est un film riche en zones d’ombre, à l’image de cette cité romaine sur courant alternatif que la mise en scène investit avec un formidable souffle plastique. Cette histoire de ripoux sans scrupules, de truands durs à cuire et de politiciens corrompus, on pensait l’avoir déjà vue cent fois. Sollima vient chambouler ces a priori avec ses décadrages intimistes percutants, son rythme qui désarçonne et des choix esthétiques porteurs de sens (cité millénaire autrefois décadente, Rome a déjà été réduite en cendres). Adagio évoque en ce sens autant les polars hiératiques de Jean-Pierre Melville que le Michael Mann de Heat et Collateral. Qu’ils soient supposément du bon ou du mauvais côté de la loi, ses personnages sont des figures archétypales détournées, écrasées par le poids de la destinée ou perdus dans d’illusoires quêtes de rédemption. Pas question ici de décrire par le menu les rouages de ce milieu : l’information dans Adagio passe par les actes, les gestes, les images, et tant pis pour les distraits. Ce n’est pas un hasard si la raison, capitale, pour laquelle Manuel déclenche cet engrenage meurtrier est révélée à la volée au détour d’un écran de télévision.
Mémoires brutales de nos pères
Il y a de la Tragédie avec un grand T, bien sûr, dans ce cinéma-là, virtuose sans être grandiloquent, suranné sans lâcher prise avec le réel. Il n’y a qu’à voir la manière dont Sollima traite le thème de la transmission. C’est le cœur même d’Adagio, œuvre peuplée de pères endeuillés, indignes ou inconscients, prêts à tout pour corriger les erreurs du passé ou préserver leur avenir. Chacun est éclopé, amputé d’une partie de lui-même et le réalisateur filme leurs affrontements comme s’il orchestrait un dernier baroud d’honneur, sous une pluie de cendres qui serait leur rideau final – même si leur héritage, entre corruption généralisée et oppression des plus faibles, perdure au-delà de leur disparition.
En général très noir, le cinéma de Sollima se pimente dans ses (formidables) dernières minutes d’un soupçon d’espoir, où le matérialisme et l’avidité cèderaient la place, grâce à la nouvelle génération forcément, à une forme raisonnable d’idéalisme. Une porte entrouverte sur la lumière au bout d’un thriller hypnotique, condensé de cinéma porté par des acteurs habités et impeccables et une maestria technique qui garantit son lot de séquences mémorables sans jamais être tape-à-l’œil. Autant dire qu’il y a peu de chances de voir mieux dans le genre sur Netflix cette année…