Sur le papier, les comparaisons que l’on peut tracer entre le film le plus connu de Neil Jordan, Entretien avec un vampire, et son dernier, Byzantium, sont légion : les deux long-métrages sont de fait des histoires de suceurs de sang, qui s’étendent sur plusieurs siècles, et les deux mettent en avant des personnages féminins de jeune adolescente prisonnières pour l’éternité de leur fragile apparence, et en conflit avec une figure autoritaire de jouisseur impénitent. Les deux récits d’ailleurs ont été écrits par une femme, Anne Rice dans le premier cas, Moira Buffini (Tamara Drewe) dans le second. Après vision du film, il est évident que le cinéaste irlandais est retourné au genre en connaissance de cause : Byzantium, comme Ondine dernièrement, porte à 100 % sa marque, et s’avère aussi bien plus réussi. Sans révolutionner le mythe, il y apporte une vision rafraîchissante et mystique qui fait plaisir à voir.

[quote_right] »Le contraste avec le XIXe siècle, où se révèlent les secrets, les blessures et les origines de l’immortalité de ce couple mère-fille, est stylistiquement saisissant. »[/quote_right]Eleanor et Clara sont deux mystérieuses et pauvres jeunes femmes, qui se font passer pour des sœurs aux yeux de la société. Ce sont, en réalité, des vampires plusieurs fois centenaires, constamment en fuite car Clara, la magnifique prostituée, ne peut s’empêcher de tuer pour s’abreuver de sang, alors qu’Eleanor préfère se « nourrir » sur de vieilles personnes au seuil de la mort, et qui ont accepté leur sort. Clara, qui est en fait la mère d’Eleanor, doit bientôt quitter leur ville d’accueil pour fuir vers la côte anglaise, loin de ceux qui les poursuivent. Sur place, dans l’hôtel abandonné Byzantium, des souvenirs ressurgissent, réminiscences d’un lointain passé qu’Eleanor n’en peut plus de cacher. Elle, l’éternelle étudiante, rencontre alors un camarade de classe, Frank, qui souhaite connaître son secret…

Le prix de l’immortalité 

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L’un des premiers ajouts majeurs apportés par Neil Jordan au script de Buffini, qui était à l’origine une pièce de théâtre pour ados, concernent avant tout la mythologie vampirique qui y est développée. Byzantium se situe loin des clichés repris par le monde des séries télé et les franchises du type Twilight (que le réalisateur avoue détester) : ici, pas de vitesse supersonique, de peur du soleil ou même de crocs acérés. Clara et Eleanor n’ont comme seul pouvoir que l’immortalité – et l’ongle du pouce qui, telle une érection, s’allonge en pointe lorsqu’elles sont sur le point de se sustenter. Une immortalité gagnée aux dépens et au mépris des hommes, au fil d’une histoire à rebondissements que Byzantium déroule en parallèle de son récit moderne. Cette intrigue à deux vitesses, parfaitement maîtrisée par un metteur en scène toujours à l’aise dans les récits d’époque, est l’une des principales qualités du film. Celui-ci s’ouvre sur une séquence nocturne, agitée et très gore avant d’agiter les drapeaux du « film réaliste et naturaliste » dès lors que nos deux héroïnes partent en goguette au bord de la mer, dans une sorte d’Atlantic City désertée par les touristes, entre parcs d’attractions servant de lieux de prostitution et jetées détruites par le feu.

Le contraste avec le XIXe siècle, où se révèlent les secrets, les blessures et les origines de l’immortalité de ce couple mère-fille, est stylistiquement saisissant. Baignées par la brume, la saleté qui contamine même le visage de Johnny Lee Miller (particulièrement marquant dans un rôle de capitaine – maquereau odieux et égoïste), mais aussi par un fort parfum de conte gothique (là aussi une constante dans l’univers jordanien), les séquences issues du passé donnent une ampleur bienvenue à un récit qui échoue, dans sa partie contemporaine, à créer des personnages secondaires aussi intéressants. Caleb Landry Jones (Antiviral), tout en gesticulations autres et poses appuyées, est particulièrement irritant dans le rôle du pauvre Frank.

Les deux filles et la mer 

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Cela permet au moins aux deux actrices principales de briller comme rarement, dans des rôles diamétralement opposés. Saoirse Ronan s’avère toujours aussi lumineuse dans un rôle plus introspectif – à elle les cours accélérés de piano pour jouer du Beethoven comme si elle en avait fait pendant 200 ans. Gemma Arterton, jamais aussi intéressante que lorsqu’elle tourne « à domicile », s’avère par contre réjouissante dans une composition qui irrigue Byzantium d’une agressive sexualité et d’une sauvagerie inattendue. On ne sait pas si Jordan a craqué pour le parfait minois de la jeune anglaise, mais il suffit d’assister à sa lap-dance introductive et de compter le nombre de décolletés pigeonnants pour croire instantanément à son rôle de séductrice féministe, enjôlant les hommes avec de douces mélopées. (ATTENTION SPOILER) Une sorte de Lestat en porte-jarretelles, forcée de couver pendant des décennies son éternelle « petite » fille parce qu’elle a voulu tenir tête à une société (secrète) masculine, voyant d’un très mauvais œil l’apparition de vampirettes dans leur perfide Albion. (FIN SPOILER)

C’est de ce contraste entre deux personnages en apparence si proches (d’où leur choix de se faire passer pour sœurs) mais finalement si éloignés dans leur mode de vie clandestin, que se nourrit Byzantium, qui existe par et pour leur histoire commune, que Jordan illustre avec la vista tranquille d’un vieux maître, bien aidé par les trouvailles inspirées de son directeur photo, Sean Bobbitt (récemment tout aussi efficace sur le très beau The Place beyond the pines). Les échos avec la carrière du cinéaste, outre Entretien avec un vampire, sont aussi nombreuses que surprenantes, du manteau très « chaperon rouge » d’Eleanor (hello La compagnie des loups) au principe d’irruption du fantastique dans un cadre provincial très terre-à-terre, repris d’Ondine. Surtout, Byzantium poursuit cette obsession, typique dans sa filmographie, du jeu sur le récit et le point de vue. Eleanor est en effet une narratrice à mi-temps, propulsant le film dans le passé par la force d’une parole que son entourage considère avant tout comme une fiction.

Que cette incrédulité se révèle fatale pour nombre d’entre eux est un tropisme classique, tout comme l’est la plate métaphore de la maladie du sang dont souffre Frank, qui agit comme un aimant sur Eleanor, persuadée d’avoir un « mauvais sang » (le contraire de sa mère, forcément, qui elle fait passer les liens du sang par-dessus tout… Bref, vous voyez le topo). On passera également sous silence une grosse ficelle qui veuille que les deux femmes vampires échappent à leurs poursuivants pendant un siècle, dans un si petit pays, sans jamais être attrapées. Prendre le bateau, c’était pas possible les filles ? Ces défauts ont beau être rébarbatifs, et empêcher le film d’être un classique de la trempe de l’adaptation d’Anne Rice, ils n’enlèvent pas à Byzantium son pouvoir gothique envoûtant, sa très originale mythologie à base de fontaines de sang et de « cartes au trésor », sa captivante dimension romanesque… Une vraie réussite pour Jordan, dont on espère qu’elle sera récompensée par une sortie en bonne et due forme dans les salles françaises (nldr : bon c’est raté !).


[styled_box title= »Note Born To Watch » class= » »]

Byzantium
De Neil Jordan
2012 / Angleterre – Irlande / 118 minutes
Avec Gemma Arterton, Saoirse Ronan, Sam Riley
Sortie le 2 janvier 2014 en DVD et Blu-ray
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