Que Dios nos perdone : une traque caniculaire virtuose

Deux flics à la virilité tourmentée se perdent dans une chasse au serial-killer en plein Madrid : bienvenue dans l’éblouissant et étouffant polar Que Dios nos perdone !
Cela finit par devenir une habitude, et qui serions-nous pour nous en plaindre ? Le cinéma espagnol délivre depuis plusieurs années des polars de premier choix, dont la qualité justifie qu’ils soient distribués chez nous sur grand écran. C’était le cas en 2017 avec Que Dios nos perdone, premier coup d’éclat du brillant Rodrigo Sorogoyen (qui a enchaîné depuis les réussites et les accolades avec El Reino, Madre et As Bestas), qui nous plonge dans les artères surchauffées de Madrid pendant l’été 2011, au moment où le mouvement des Indignés commence à éclore. C’est le cadre historique et géographique choisi par le réalisateur, qui s’était fait la main auparavant sur des comédies dramatiques, pour y raconter l’histoire d’une traque morbide et haletante. Une chasse au serial-killer où les policiers en charge de l’affaire ont autant de zones d’ombre et de fêlures peu reluisantes à leur tableau que le tueur qu’ils traquent.
Deux hommes abîmés dans la ville

Comme dans tout bon film à suspense, Que Dios nos perdone dépeint un duo d’enquêteurs lancé de manière obsessionnelle dans une enquête qui met leurs supérieurs en ébullition. Deux hommes que rien ou presque ne rapproche, et que le montage s’ingénie à montrer comme complémentaires malgré tout. Alfaro (Roberto Alamo, vraie révélation pour le public français), montagne de muscles un brin machiste et taiseuse, est un flic efficace mais submergé par ses émotions : on comprend dès la séquence d’ouverture qu’il s’est déjà mis pas mal de monde à dos, au travail comme dans sa vie privée, en faisant parler ses poings plutôt que la diplomatie. Velarde (Antonio de la Torre, impeccable et intense), lui, n’a pas ce problème : psychorigide et bègue, ce fin limier aux méthodes peu orthodoxes passe pour un gentil lunatique aux yeux de ses collègues, et n’est pas mieux équipé pour gérer sa vie sentimentale que son partenaire. Ensemble, ils doivent découvrir qui est ce tueur qui viole et tue des personnes âgées dans le centre-ville. Pendant ce temps, la ville se prépare à accueillir le pape pour les JMJ, et la crise économique entraîne la naissance d’un mouvement politique, les Indignés. Les supérieurs de Velarde et d’Alfaro leur mettent la pression pour résoudre cette affaire sans qu’elle s’ébruite…
« Plus qu’à un film à suspense, c’est à un film noir sans concession
que l’on a affaire ici. »
L’arrière-plan socio-politique de Que Dios nos perdone, malgré ce que laisse penser le résumé, n’est pas si essentiel que cela au propos de Sorogoyen. Le cinéaste n’a bien entendu pas choisi cet espace-temps précis par hasard, mais le laisse replié aux bordures du récit : une simple ponctuation dans les dialogues (notamment à l’issue d’une course-poursuite lourde de conséquences en plein centre de Madrid), qui fonctionne comme un facteur de stress supplémentaire, dans un film qui montre des policiers poussés au bout de leur limites psychologiques par l’amoralité et la dépravation qu’ils observent chaque jour dans leur métier. Que Dios nos perdone, entre ses séances d’autopsie, ses flash-backs tendus où le « tueur de dames » piège et frappe ses victimes sans défense, ou ses séquences qui remettent en question sans prévenir notre empathie pour les « héros » (Velarde se montre particulièrement violent lors d’une scène de drague scabreuse, qui laisse à penser que le bonhomme n’est pas loin d’être aussi déséquilibré que les suspects qu’il pourchasse), ne facilite pas la tâche au spectateur. Plus qu’un film à suspense, c’est à un film noir sans concession que l’on a affaire ici, équilibrant l’exploration de la personnalité de ses trois protagonistes principaux – le film finira en effet par adopter le point de vue du tueur lui-même, accélérant alors diaboliquement le rythme des événements.
Une traque « fincherienne »

Sorogoyen, s’il tire des leçons de Hitchcock pour dépeindre la nature horriblement séduisante du mal, se rapproche à plusieurs niveaux du « feel-bad » cinéma de David Fincher, et de Zodiac spécifiquement. Les deux longs-métrages partagent ce même sentiment de vertige permanent face à des crimes restant désespérément impunis, ce même besoin de faire triompher la justice aux dépens de tout le reste. Alfaro et Velarde, même lorsqu’ils finiront par être démis de l’affaire, vont continuer leur traque morbide, trouvant dans leurs échecs communs matière à un rapprochement inattendu, la bonhomie du premier finissant par déteindre sur le côté pincé du deuxième. Au cinéma américain, Sorogoyen emprunte aussi cette science du rebondissement patiemment amené : qu’il s’agisse d’une poursuite à perdre haleine, ou d’une bagarre tragique dans un appartement, sommet de tension filmé dans un plan-séquence insensé, Que Dios nos perdone ménage à des instants-clés des morceaux de bravoure qui viennent toujours enrichir les thématiques abordées.
Cette maîtrise impeccable du récit fait du film autant un polar de premier choix qu’une dissection impitoyable de la psyché masculine espagnole, tourmentée par le poids de ses codes sociaux ou de sa religion. Et tant pis si cette rigueur scénaristique se montre un peu en retrait lors du final, qui tente de conclure un peu facilement une enquête tirant justement toute sa force de son caractère insaisissable et endémique. Sorogoyen a signé là un petit coup de maître qui en appelait d’autres : un divertissement excellemment bien interprété et loin d’être aussi balisé qu’il n’y paraît, dont les fulgurances marquent et restent à l’esprit longtemps après l’épilogue.