Émancipation : la liberté au bout du bayou
À mi-chemin entre 12 years a slave et survival arty, Émancipation retrace la fuite d’un esclave incarné par Will Smith. Inégal.
Il y a plus de 10 ans de cela, Quentin Tarantino avait offert à Will Smith la possibilité d’incarner l’esclave à la gâchette surnaturelle héros de son nouveau film, Django Unchained. Un rôle en or, mais potentiellement risqué pour la star, qui n’appréciait peut-être pas non plus l’approche pop et anticonformiste du cinéaste. Will Smith a passé la main et a préféré, une décennie plus tard, s’embarquer dans l’aventure d’Emancipation : une production à gros budget d’Apple Studios, où se rejoue le destin en partie imaginaire de Peter, esclave noir dans une plantation de coton de Louisiane, qui en 1865, entend parler de l’abolition de l’esclavage proclamée par le nordiste président Lincoln et qui décide de fuir à travers les marais, pour rejoindre son armée à Bâton Rouge. Peter (si c’est son vrai nom, l’Histoire est floue) a été immortalisé à l’époque par une photo de son dos, lacéré de cicatrices et symbole du traitement inhumain qui était réservé aux siens. Un cliché symbole du mouvement abolitionniste, mais qui ne disait pas tout de la vie de Peter.
Peter et la boussole divine
À voir l’approche choisie par Antoine Fuqua, cinéaste aux tics clippesques souvent inégal (pour un Training Day ou un Equalizer, combien d’Infinite ou de The Guilty ?), il est aisé de comprendre ce qui a pu attirer Will Smith sur le terrain du film à Oscars rendant hommage aux 400 000 esclaves noirs qui ont choisi de briser leurs chaînes après la proclamation de Lincoln. Émancipation est un récit de survie centré sur le personnage de Peter, personnification de la résilience, du courage et (surtout) de la foi, qui semble dans son périple en milieu hostile guidé par une présence divine, lui envoyant des signes pour retrouver sa famille restée à la plantation. S’il y a une chose que l’affaire de « La Claque Des Oscars » a montré, c’est que l’acteur prenait son rôle de chef de famille et d’homme de foi très au sérieux – Émancipation a été tourné avant, ce qui n’empêche pas le film d’avoir été handicapé dans sa promotion et d’être devenu un boulet marketing pour Apple.
« Emancipation est trop manufacturé et manichéen
pour devenir une fresque oscarisable mémorable. »
Le film, qui n’a pas lésiné sur les constructions de décors opulents (de la plantation où s’ouvre le récit aux champs de bataille de la guerre de Sécession où il se termine, en passant par un chantier de construction de chemin de fer) ne se contente toutefois pas de servir la soupe à sa star croyante devenue encombrante. Fuqua, avec l’aide de son directeur de la photographie Robert Richardson (qui a éclairé entre autres… Django Unchained), sort le spectateur de sa zone de confort en retirant symboliquement tout semblant de couleur de l’image. Émancipation semble ainsi avoir été tourné en noir et blanc, alors qu’il s’agit d’une photo désaturée à l’extrême où percent des notes de vert dans les arbres ou de rouge dans les flammes. Comme un rappel, peu subtil certes, que la vie de ces hommes, femmes et enfants noirs était un enfer où toute beauté naturelle était absente, ensevelie à leurs yeux sous les coups et les brimades de leurs propriétaires blancs. Le choix est audacieux, pas toujours concluant en ce qu’il nous détache paradoxalement, par son côté artificiel, de la brutalité du monde qu’il dépeint. Mais il contribue à cette ambiance « immersive, à 360 degrés », que Fuqua déclare avoir voulu proposer. De fait, quand Émancipation multiplie les plans par drones du bayou, qu’il laisse entendre les bruits de la faune, qu’il plante sa caméra dans la boue où les pieds nus des esclaves pataugent puis les soldats tombent dans son climax, le film devient une expérience assez prenante, sans jamais perdre toutefois ce côté maniéré, trop conscient de ses effets.
Une fresque bien lourdaude
Arborant un accent haïtien à couper à la serpe et un épais maquillage, Will Smith nous embarque sans trop de peine dans sa fuite en avant désespérée, le scénario ne lui épargnant aucun obstacle – entre deux séances de guérison improvisée et de course d’orientation avec Dieu en joker, il se frite même avec un alligator, scène d’une incongruité assez stupéfiante. Peter est de plus poursuivi à la trace par un « traqueur de fuyards », Fassel, bien entendu raciste et sociopathe, incarné comme une évidence par un Ben Foster en mode vicieux laconique. C’est avec ce type de personnage, auquel le film consacre une scène de monologue gratuite (alors que l’assistant noir qui l’accompagne est bien plus intrigant), que l’on comprend aussi l’impasse dans laquelle s’enferme Emancipation.
Qu’il tente de se faire d’abord passer pour un nouveau 12 years a slave ou qu’il décide de devenir dans le dernier acte un remake accéléré de Glory (donnant au moins un rôle court au magnétique Mustafa Shakir, vu dans Cowboy Bebop), le film est trop lourdaud, manufacturé et manichéen pour devenir la fresque oscarisable mémorable qu’il prétend être. Fuqua n’a pas le quart de la subtilité de metteur en scène d’un Steve McQueen, et son film « de prestige » a bien plus le rythme et la structure d’une série B sadique et linéaire. À ceci près que les films de ce genre ne s’encombrent pas de prosélytisme bruyant et d’effets de style trop voyants pour être honnêtes.