Il dirige un opéra avant d’enfermer trois acteurs dans un motel poisseux. Puis repart en Europe, diriger une représentation des Contes d’Hoffman. Et reprend le chemin de l’Amérique, direction le Texas. William Friedkin, à 70 ans passés, veut rester insaisissable. Il peut passer pour un cinéaste maudit, mais l’irascible réalisateur originaire de Chicago n’a surtout plus à rien à prouver, et ce depuis des années. Entré dans l’Histoire à un âge où certains peinent à trouver les financements pour leur premier long, Friedkin a payé le prix fort pour son caractère intransigeant. Certains disent que sa filmographie s’en est ressentie. Mais presque trente ans après la sortie triomphale de L’Exorciste, le cinéaste montre avec Killer Joe qu’il n’a rien perdu de son talent. Cruel, moralement ambigu, étrangement drôle, c’est un film qui lui ressemble à 100 %.

Un plan simple…ment foireux

Chris (Hirsch) et Ansel (Haden Church) : le fiston voyou et le papa placide ourdissent leur plan. Le début d’une avalanche d’emmerdes…

Friedkin se repose sur ses acquis ici : il adapte un dramaturge qu’il connaît bien, Tracy Letts. Un homme de théâtre auréolé du prix Pulitzer, auteur de la pièce Bug que le réalisateur a adapté avec succès en 2006. Comme Bug, Killer Joe se déroule dans le Texas profond, dans un lieu clos (le mobile-home remplace le motel miteux) où gravite une poignée de personnages à la dérive, qu’un élément perturbateur va faire imploser. Mais contrairement à Bug, Killer Joe est moins une étude psychologique qu’un micro film noir, tournant autour d’un plan foireux qui fait volontiers penser au Fargo des frères Coen. Et les connaisseurs du cinéma de « Wild Bill » savent bien qu’au sein du genre policier, l’artiste n’a pas son pareil pour brouiller la ligne entre le bien et le mal. Entre une soi-disant morale et une totale absence de scrupules.

Le Joe du titre est un flic à stetson qui arrondit ses fins de mois en jouant les tueurs à gages. Il est engagé par Chris et son père Ansel, qui souhaitent sans plus de ménagement se débarrasser de leur mère / ex-femme pour empocher une coquette somme de l’assurance. Seulement, Joe prend cher, et pour compenser le manque d’argent du sinistre duo familial, il souhaite prendre la jeune Dottie, sœur de Chris, en guise « d’avance ». L’encombrant flingueur s’installe dans la caravane, recouvrant peu à peu de son ombre menaçante cette famille dysfonctionnelle. L’odeur acre du sang, du sexe et des dettes est de plus en plus étouffante…

Twisted redneck theatre

Chris tente de raisonner Joe (McConaughey). Mais Joe n’est pas du genre à rester les mains dans les poches…

Avec ses personnages veules, son tempo austère mais parfaitement huilé, son ambiance lourde soulignée par des cadres serrés et un usage particulier de couleurs primaires (voir cette scène dans un bar à strip-tease où Chris, éclairé par un néon bleu, expose à son père son fameux plan), son grand déballage de folie furieuse en vase clos, Killer Joe a plus d’un atome crochu avec Bug. La ressemblance est logique et assumée : Friedkin ne cherche à aucun moment à masquer l’origine théâtrale du scénario, qui se paie quelques séquences en extérieur jouant à fond sur l’économie. Certains personnages sont carrément maintenus hors champ, l’un d’eux étant pourtant l’un des pivots de l’engrenage dans lequel tous les autres s’engouffrent. Friedkin est en terrain connu, et c’est avec un plaisir qu’on devine manifeste (on le sent presque jubiler, avec un peu de condescendance, derrière sa caméra, un rire sardonique soutenant les nombreuses scènes où Chris et Ansel se révèlent être des rednecks tout ce qu’il y a de plus attardés) qu’il orchestre ce petit jeu de massacre affreusement amoral.

Tous les personnages de Killer Joe sont sujets à une certaine ambivalence psychologique : Joe et la babydoll Dottie ont beau être ravagés chacun à leur manière, ils n’en demeurent pas moins des écorchés trouvant du réconfort dans une improbable romance. Chris apparaît lui tantôt comme un loser attachant et une graine de psychopathe transformant tout ce qu’il touche en torrent d’embrouilles. Le film fascine, comme Bug avant lui, par ces brusques changements de perspectives qui construisent, en creux d’une intrigue balisée, des figures drôlement réelles, qui s’extirpent de leurs archétypes respectifs pour acquérir une vraie singularité. Cette dynamique étrange, à rebours des clichés attendus, fait tout le sel d’une intrigue qui culmine lors d’un dernier acte d’anthologie, truffé de chicken wings et de coups de théâtre (sic), y compris de la part du cinéaste, qui termine son film comme il l’a souvent fait : avec des points de suspension.

Devine qui vient manger du poulet ce soir ?

McConaughey décroche un rôle d’anthologie, un flic/tueur à gages unique en son genre.

Friedkin est bien aidé dans son entreprise par un casting au diapason de cette vision désenchantée de l’Amérique des bas-fonds. Matthew McConaughey est effectivement l’attraction principale de la troupe, roulant des mécaniques avec un plaisir contagieux dans le rôle de Joe. L’acteur est visiblement heureux de trouver un rôle aux antipodes de son numéro de bellâtre de rom-com, et déploie en un éclair cette présence reptilienne et ce grain de folie dans le regard qu’on avait repéré dans des films comme Emprise ou Le règne du feu. On pourra juger qu’il en fait un peu trop, mais le personnage lui-même a cette caractéristique d’être toujours en représentation, d’être menaçant pour le bien de son « business ».

Face à lui, Emile Hirsch et Thomas Haden Church composent un duo père-fils tout aussi surprenant. Frêle mais vindicatif, le premier contraste avec l’autre, masse placide mais malgré tout aussi coupable. Les deux personnages féminins, Dottie et sa belle-mère, Sharla, sont interprétés par la frêle Juno Temple et la revenante Gina Gershon. Cette dernière donne particulièrement de sa personne dans un rôle tout aussi contrasté (malgré son caractère volage et cupide, elle conserve une logique et poursuit elle aussi un rêve inatteignable). C’est un sacré come-back, impudique et ingrat, mais flamboyant.

Avec un tel casting à sa merci, une maîtrise consommée d’un art qu’il connaît sur le bout des doigts, et un sujet aussi provocateur, Friedkin ne pouvait se tromper. En choisissant pour ses deux derniers films de travailler sur l’adaptation théâtrale et ses contraintes, comme lorsqu’il transposait du Harold Pinter sur grand écran (The Birthday party) ou s’attaquait à des œuvres contemporaines de la scène new-yorkaise (The boys in the band), le réalisateur a retrouvé une seconde jeunesse. Son Killer Joe est une réussite jouissive, fonçant tête baissée dans l’incorrect et l’amoralité sans jamais détourner le regard. Et ça, c’est une très bonne nouvelle.


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Quatresurcinq
Killer Joe
De William Friedkin
2011 / USA / 102 minutes
Avec Emile Hirsch, Matthew McConaughey, Juno Temple
Sortie le 29 août 2012
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