L’extraordinaire Mr Rogers : une cure de bienveillance
Privé de grand écran, L’Extraordinaire Mr Rogers nous plonge dans un faux biopic interdit aux cyniques. Original et désarmant.
Ce n’est sans doute pas avec L’extraordinaire Mr Rogers, son troisième long-métrage après l’excellent Diary of a teenage girl (distribué en vidéo) et Les Faussaires de Manhattan (sorti en catimini en plein mois de juillet), que la malédiction qui pèse sur Marielle Heller sera levée. Couverte de louanges par la critique, la réalisatrice américaine avait pourtant un atout de taille dans sa manche pour ce nouveau film nommé aux Oscars : Tom Hanks en est la tête d’affiche ! Mais suite à la fermeture des cinémas, Sony a préféré limiter la casse pour distribuer en VOD, puis sur Amazon, ce faux biopic consacré à une figure incontournable de la pop culture américaine inconnue en France, Fred Rogers. Un présentateur d’émission pour enfants qui n’aurait que peu d’équivalent chez nous, si ce n’est le Jacques Martin de L’école des fans et Dorothée. Qu’importe ce décalage culturel : Heller ne vise justement pas l’hagiographie mais la mise en perspective d’une sorte de mythe incarnant la gentillesse à l’état pur devenant le second rôle d’un récit de reconstruction familiale. Un film qui nous invite au lâcher-prise autant qu’à un abandon de nos réflexes cyniques et pessimistes. Autant dire : un film à contre-courant de notre époque actuelle, donc.
Mon voisin le gentil
C’est avec une ritournelle connue par plusieurs générations d’Américains que s’ouvre L’Extraordinaire Mr Rogers. « Voudrais-tu être mon voisin ? », chantonne Fred Rogers dans son rudimentaire décor de studio d’une voix rassurante. Gilet zippé, manière de vieux gentleman, Mr Rogers n’est pas qu’un personnage de télé se mettant à la hauteur des enfants de 2 à 3 ans, auxquels il veut expliquer avec le plus de douceur possible les choses de la vie. L’homme et le présentateur sont indissociables, comme va le comprendre Lloyd Vogel (Matthew Rhys, The Americans), journaliste réputé du magazine Esquire, qui comme tout bon reporter d’investigation, brandit sa colère rentrée et sa méfiance systématique en étendard. Jeune papa lui-même fâché avec un paternel absent trop longtemps (Chris Cooper, intense), Lloyd est missionné en 1998 pour faire le portrait de « l’homme le plus gentil du monde » qui présente depuis trente ans la même émission. Il toise la star en cherchant les zones d’ombre de ce « véritable saint », mais se heurte à un homme complexe, bien plus intéressé par le fait d’en savoir plus sur Vogel, que par l’idée d’en révéler trop sur lui-même. Incarnation même de l’empathie, Fred Rogers est le déclic qui va permettre à Lloyd de faire la paix avec ses démons…
« Tout est dans la mesure, la maîtrise des ruptures de tons, qui permettent à l’ensemble de ne jamais être mièvre, didactique ou simpliste. »
Adapté de l’article de Tom Junod « Can you say… hero ? » paru dans Esquire, L’Extraordinaire Mr Rogers (A beautiful day in the neighborhood en VO, jeu sur le véritable nom de l’émission TV) parvient à déjouer les pièges attendus du biopic en optant donc pour un classique récit de l’apprivoisement de deux figures opposées. L’originalité se situe ici dans le fait de reléguer au second plan le mythe Rogers, dont la bonté innée, désarmante, constitue un écueil dramatique en soi, pour mieux s’interroger sur les bienfaits d’une telle personnalité à travers la figure de Lloyd, miroir de nos propres failles et insécurités. Marielle Heller orchestre avec un soin évident le retour à la paix intérieure de ce personnage fragile, tourmenté, reprenant à son compte les maquettes enfantines de l’émission de Rogers pour figurer ses transitions, instaurant une tension palpable, clinique, dans les séquences opposant Lloyd à son père, projetant même son héros dans l’émission de son interlocuteur, le temps d’une séquence de rêve d’une tendresse à faire pleurer un mur. Ecouter, pardonner, comprendre : ces simples attitudes, qui demandent temps et lâcher-prise, comme durant cette incroyable scène de silence au restaurant, peuvent nous, vous rendre meilleurs, nous glisse la réalisatrice, sans pour autant que le film ne se transforme en prêche prosélyte. Tout est dans la mesure, la maîtrise des ruptures de tons, qui permettent à l’ensemble de ne jamais être mièvre, didactique ou simpliste. La cinéaste a également l’intelligence de demander beaucoup à ses deux acteurs, dont les performances subtiles se complètent en tous points. Hanks, et surtout Rhys, comédien brillant encore trop peu exploité au cinéma, sont les piliers touchants d’une oeuvre originale dont le caractère presque désuet lui assure paradoxalement une belle longévité.