Lords of Chaos : plus métal, tu meurs
Biopic musical gorgé de sang, Lords of Chaos raconte l’histoire du black metal norvégien dans un mélange de comédie noire speedée et d’horreur existentielle.
Parce qu’il semble destiné à un cercle d’adeptes restreint, l’univers du black metal a rarement intéressé le 7e art de la même manière que le hard rock ou le métal « grand public ». Aussi incroyable que cela puisse paraître, les événements relatés dans Lords of Chaos, mélange malicieusement autoproclamé « de fait réels et de mensonges », n’avaient donc jamais fait l’objet d’un long-métrage. L’histoire du groupe Mayhem, et plus généralement de la scène black metal norvégienne, depuis ses origines à la fin des années 80, est pourtant légendaire dans le milieu. Elle entremêle musique extrême, imagerie macabre, rivalités intestines et tragédies sanglantes à un niveau tel qu’il est difficile de savoir où s’arrêtent les faits, et où commence le mythe. Racontée dans le livre du même nom paru en 1998, la saga des Lords of Chaos est donc portée à l’écran par le cinéaste suédois Jonas Akerlund, lui-même ancien musicien de métal dans le groupe Bathory, clippeur émérite et réalisateur inégal, à qui l’on devait le culte Spun et le déplorable Polar sorti récemment sur Netflix. Un film tourné chronologiquement après ce Lords of Chaos d’une toute autre tenue.
Les chroniques du cercle noir
Bien qu’il se déroule en Norvège et ait tourné parfois sur les lieux mêmes des faits, Lords of Chaos s’appuie sur un casting anglo-saxon et des dialogues en anglais (à l’instar du 22 July de Paul Greengrass) pour retracer le destin d’Euronymous (Rory Culkin, dans son meilleur rôle depuis… Signes !), qui s’ennuie sec dans la campagne scandinave proprette des années 80. Il s’invente un nom de scène et forme avec deux amis, Necrobutcher et Manheim, le groupe Mayhem, pour jouer du métal extrême dans la cave familiale. Mayhem recrute un chanteur suédois, surnommé Dead (Jack Kilmer, évanescent et lugubre), dont les pensées suicidaires et le penchant pour l’automutilation transforment leurs concerts en incroyables sabbats sataniques. Le black métal norvégien est né, et Euronymous tient à faire savoir qu’il en est le créateur, en créant son label et son magasin spécialisé, lieu de rencontre pour la scène du genre, de Darkthrone à Emperor. Ce « cercle noir », Varg Vikernes (Emory Cohen, vu dans Detour et plus rondouillard que son modèle), fan jouant dans son groupe Burzum, aimerait bien en faire partie. Prenant les poses provocatrices et anti-religieuses d’Euronymous très au sérieux, il pousse ce dernier à joindre les paroles aux actes, en commençant par brûler les églises du pays. L’escalade dans l’excès commence…
Avec son récit tout en ruptures de ton, constamment à la frontière entre provoc hilare et coups de poings à l’estomac, Lords of Chaos est un biopic musical qui ne fait pas dans la facilité. S’autorisant de multiples arrangements avec l’histoire, tout en se montrant d’une précision implacable dans la reconstitution de moments clés de la carrière du groupe, Akerlund, qui avait repris le projet en main après le passage du cinéaste japonais Sono Sion, prend un malin plaisir à désarçonner le public dès les premières minutes. Voix off sarcastique, effets de montages comiques : tout, jusqu’aux yeux de Droopy fatigué de Culkin, nous pousse à croire que Lords of Chaos tourne en dérision ces ados tourmentés qui veulent bousculer le paysage bourgeois ronronnant auquel ils appartiennent. On se croirait presque dans une série B potache et parodique, tendance Deathgasm, jusqu’à ce que le film change de braquet avec l’arrivée de Dead, et que l’ambiance, toujours déglinguée et déjantée, prenne un tour plus sombre. Par la force des choses, les scènes avec Euronymous et Dead vont être aussi rares que fascinantes, mais on sent clairement qu’Akerlund va y puiser le cœur du récit qui va suivre. De débutant gentiment mégalo, Euronymous passe sous nos yeux au statut d’artiste dépassé par le culte du secret et de la transgression qu’il a lui-même initié. Comme si le dérèglement initial lié à Dead faisait office de première sortie de route, et que tout ce qui suivait ressemblait à un accident filmé au ralenti. Et pour faire bien comprendre cet état d’esprit, Lords of Chaos n’hésite pas à verser dans l’horreur pure quand il le faut. Les enfants, soyez prévenus : ici, on est pas dans Bohemian Rhapsody.
Extrême, drôle et sordide
S’il irritera les fins connaisseurs de ce mouvement musical, qui trouveront à redire sur la description de Varg (un raciste ayant purgé 20 ans de prison, qui pour bien cerner le personnage s’est dit révolté d’être joué à l’écran « par un Juif »), tourné en ridicule lors d’une anthologique scène d’interview, ou sur la création d’un personnage fictif de petite amie d’Euronymous, Lords of Chaos révèle une vraie richesse dans le traitement de cet univers potentiellement casse-gueule. Il est difficile sur le papier d’entrer en empathie avec les musiciens de Mayhem, non pas pour ce que leur musique inspire (chacun ses goûts, et celle-ci n’est de toute manière pas véritablement le centre de l’attention ici), mais pour ce que leurs actes infantiles et épouvantables finissent par déclencher. On ne parle pas ici de guitares fracassées dans les coulisses et de rivalités amoureuses, mais de suicides et de meurtres crapuleux, le tout sur fond de pyromanie et de folie généralisée, comme si les Sex Pistols avaient atterri dans l’esprit de Patrick Bateman.
Qu’Akerlund parvienne à faire naître de la sympathie pour chacun de ses personnages, en soulignant autant leur amour sincère de la musique que leurs dérisoires luttes d’égo et leur besoin de créer une image toujours plus provocante pour vendre des disques, est en soi un vrai tour de force. Cet équilibre précaire subsiste grâce à un montage acéré, une photo inspirée de Pär Ekberg, collaborateur régulier d’Akerlund, et une interprétation globalement très réussie. En faisant se côtoyer l’horreur, l’humour, la tension et une peinture plus subtile qu’il n’y paraît de la dépression juvénile, Lords of Chaos fascine sur tous les plans. Il dépasse le folklore du fait divers attendu, sans jamais rester l’esclave du « mythe » musical auquel il devrait se soumettre, et dont les fans se sont de toute manière depuis longtemps emparés.