Cinématographiquement parlant, Kenneth Lonergan revient de loin. Dramaturge réputé par ailleurs, le cinéaste américain a d’abord connu diverses fortunes en jouant les script doctors avant de se faire remarquer sur la scène indé au début des années 2000, avec le formidable et trop peu vu Tu peux compter sur moi, avec Mark Ruffalo. Un drame familial, déjà, qui lui servira de rampe de lancement des années plus tard pour le plus ambitieux encore Margaret. Film fleuve, film clé pour les rares spectateurs ayant eu l’opportunité de le voir dans sa version intégrale, et surtout d’en entendre parler, Margaret est une œuvre maudite restée bloquée sept ans sur les étagères à cause d’un conflit entre Lonergan et ses producteurs (Fox Searchlight, dans le cas présent. Un film massacré au montage que l’on peut désormais voir dans sa version de trois heures, voulue tout du long par le metteur en scène.

Ainsi, il ne faut pas voir dans la filmo resserrée du réalisateur (trois films en seize ans) la marque d’un perfectionniste sélectif dans ses apparitions. Lonergan est un miraculé, qui tient artistiquement sa « revanche » avec ce Manchester by the sea adoubé par la critique, qui devrait sans nul doute lui valoir une place de choix aux prochains Oscars. Le film, derrière sa patiné « indé US » évidente, derrière ses oripeaux de drama adulte porté par ses performances d’acteur, s’extirpe de la masse par la simple brillance de ses dialogues, la pertinence de ses choix narratifs, la justesse des détails qu’il sème tout au long d’une histoire conçue comme un véritable crescendo émotionnel.

Blessures secrètes

Un peu de géographie tout d’abord : bien que le milieu ouvrier évoque l’Angleterre des quartiers populaires, la Manchester dont parle le film se situe bien en Amérique. Bourgade côtière nichée au nord de Boston, Manchester-By-The-Sea est une cité de pêcheurs, dans laquelle revient, à regret, Lee Chandler (Casey Affleck, dans un rôle destiné au départ à Matt Damon). Personnage mutique, sujet à des accès de colère lorsqu’il se saoule le soir dans les bars, Lee vit dans l’entresol d’une copropriété de Boston dont il est l’homme à tout faire. Un job ingrat dont il s’acquitte avec le minimum de bienveillance pour les locataires. Lee veut être seul, mais le passé le rappelle à l’ordre, lorsqu’on lui apprend un matin que son frère aîné, Joe (Kyle Chandler), est décédé des suites d’une longue maladie. Séparé de sa femme, Joe laisse son fils Patrick (Lucas Hedges, découvert dans Moonrise Kingdom), bientôt majeur, seul et sans attache. A sa grande surprise, Lee découvre que le testament de Joe fait de lui le tuteur légal de Patrick. Le neveu, qui navigue entre ses deux petites copines et son groupe de rock, voit d’un mauvais œil le fait de vivre avec cet oncle miné par la tristesse et guetté par la dépression. Leurs souvenirs de jours plus heureux les unit toutefois, tout comme la perspective de conserver le bateau de pêche familial…

[quote_left] »Manchester by the Sea parle de rédemption, avec une acuité folle et une absence de pudeur salvatrice. »[/quote_left] Deuil impossible, fragments de bonheur ensevelis sous une tragédie impensable, reconstruction émotionnelle en famille, communauté accueillant l’un des siens comme un porte-malheur… Manchester by the Sea accumule à la lecture d’un tel résumé les signes distinctifs du drame sérieux et lénifiant. A l’écran pourtant il n’en est rien : les clichés familiers et rébarbatifs attendus sont abordés avec un regard nouveau, et une sensibilité infinie dans la description des états d’âme de chaque protagoniste. Intelligemment, Lonergan fixe son attention sur Lee sans nous révéler d’où il vient, pourquoi sa vie ressemble à un purgatoire personnel, une impasse sociale volontaire. S’appuyant sur une narration morcelée, sautant d’une temporalité à une autre sans prévenir, le récit répond ainsi en miroir à la propre psychologie fragmentée de son héros : un homme qui contemple avec l’œil éteint et empli de regrets un passé révolu mais qui ne cesse de l’attirer vers lui. Lorsque Lee revient dans sa ville d’enfance, les bribes de scènes avec son frère laissent place à sa propre vie de famille, et les raisons de son désespoir deviennent plus évidentes.

Une performance bouleversante

Lonergan nous montre ainsi l’écart dantesque qui sépare d’un homme épanoui de celui qui devient l’ombre de lui-même, bien aidé par la performance instinctive, affectée et pour tout dire hypnotique de Casey Affleck. L’acteur doit passer ici par un large, un très large registre d’émotions (même l’humour à froid, lors des chamailleries pas si innocentes avec son neveu précoce et borné), et chaque nuance nous saute aux yeux et à l’esprit comme si le drame se jouait en direct devant nous. Beaucoup d’encre a déjà été versée sur les performances du jeune Hedges, dont on devrait sans peine réentendre parler à l’avenir, ou de Michelle Williams, qui dans un rôle bref mais marquant, incarne l’ex-femme de Lee, ayant choisi une autre voix de reconstruction, tout aussi fragile. Mais Manchester by the Sea vit et respire grâce à Affleck, autour duquel Lonergan déploie toute sa mise en scène.

Comme dans Tu peux compter sur moi, le réalisateur s’appuie sur un élément de tragédie pour explorer à sa manière un microcosme familial et communautaire. Cela ne va pas sans une certaine dose de lieux communs, mais s’il y a bien un point sur lequel le long-métrage marque des points, c’est sur son refus de manipuler émotionnellement le spectateur. D’énigmatique inconnu, Lee passe en deux heures au statut de personnage tangible, ô combien humain dans ses failles, sans que l’affection que l’on lui porte paraisse forcée. Nous pourrions le connaître, nous pouvons comprendre sa peine. Lonergan n’aura pas recours à un climax rassembleur, à la ficelle facile de « la leçon de vie » grâce à laquelle Lee retrouverait le sourire. Manchester by the Sea parle certes de rédemption, avec une acuité folle et une absence de pudeur salvatrice. Mais le film ne propose pas de rémission miracle, d’absolution rapide – en témoigne cette « péripétie » tournant autour du cercueil de Joe, et de l’impossibilité de l’enterrer dans une terre gelée, et donc de tourner la page. Sans plonger dans le misérabilisme, ou l’apitoiement, Lonergan dépeint malgré tout un processus long et douloureux, dont l’universalité finit par nous prendre à la gorge. Bouleversant, tout simplement.


[styled_box title= »Note Born To Watch » class= » »]
Cinqsurcinq
Manchester by the Sea
De Kenneth Lonergan
2016 / USA / 135 minutes
Avec Casey Affleck, Lucas Hedges, Kyle Chandler
Sortie le 14 décembre 2016
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