The Power of the Dog : un faux western délétère et splendide
Jane Campion fait un retour remarquable avec The Power of the Dog, mélodrame sauvage, décortiquant les affres du masculinisme dans une Nature majestueuse.
Si elle n’a pas vraiment disparu des radars pendant une décennie (à l’exception notamment de la série Top of the lake avec, entre autres, Elizabeth Moss), Jane Campion n’avait en tout cas pas fait parler d’elle au cinéma depuis Bright Star, en 2009. Une éternité pour ses admirateurs, qui explique en partie l’aura événementielle qui a entouré la présentation en festivals, puis l’arrivée sur Netflix de son huitième long-métrage, The Power of the Dog, adapté du roman de Thomas Savage, et le premier de ses projets où le personnage principal est un homme. En s’assurant la présence en tête d’affiche d’une star comme Benedict Cumberbatch, et en recréant les paysages et le caractère sauvage du Montana dans sa Nouvelle-Zélande natale, The Power of the Dog ne pouvait passer inaperçu, mais la réussite du résultat final, qui ne s’embarrasse pas à prendre le spectateur par la main ou à expliciter les multiples enjeux et tensions qui agitent ses personnages, peut expliquer à elle seule pourquoi le film risque de faire parler de lui jusqu’aux Oscars.
Le ranch des secrets
Bien qu’il en épouse les décors lointains et sauvages, ainsi que la notion de dichotomie entre civilisation et retour à l’état primal, The Power of the Dog n’est pas un western au sens propre du terme. L’action se déroule en 1925, alors que les voitures permettent depuis longtemps de rallier les métropoles urbaines depuis le plus reculé des ranchs. C’est toutefois cette vie au grand air, isolés dans une vallée poussiéreuse, à laquelle s’accroche Phil Burbank (Cumberbatch, véritablement déroutant), qui exploite un vaste ranch avec une poignée de cowboys et l’aide de son petit frère, George (inimitable Jesse Plemons). Le grand frère est aussi rustre et sadique que le cadet est social et effacé. Quand George tombe amoureux et épouse Rose (Kirsten Dunst, intense), aubergiste esseulée, et revient s’installer dans le ranch avec le fils de celui-ci, Peter (Kodi Smith-McPhee, dans une prestation capitale), grande tige taiseuse aux manières jugées effeminées, Phil décide de leur pourrir collégialement et minutieusement la vie. Quitte à ce que lui-même mette en péril les secrets qu’il cache sous son allure de mâle alpha…
« Des portes longtemps fermées au regard, à notre regard, que Campion entrouvre à son rythme, lancinant et élégiaque.. »
Par bien des aspect, The Power of the Dog n’est pas un film facile. Malgré la beauté estomaquante des paysages dénichés par Campion et son équipe, entre collines desséchées et chaîne montagneuse sortie d’un tableau de maître, malgré l’opulence des décors créés pour l’occasion au milieu de nulle part, malgré la splendide musique dissonante de Jonny Greenwood, malgré la noblesse romanesque de ce mélodrame se résumant à une valse délétère entre quatre personnages dont les émotions affluent toujours sous une surface rigide, le film de Jane Campion ne se laisse pas apprivoiser au premier regard. Le spectateur n’assistera ni au récit initiatique de Peter, dont le statut de victime désignée dans un monde viril est une sacrée fausse piste, ni à la description fascinante des bassesses d’un monstre misanthrope tel que Phil – dont la présence ne jurerait pas dans des scènes de There will be blood, qui ne tient la finalement la comparaison pas trop longtemps le comparer. Même la descente aux enfers (et dans l’alcool) de Rose, ou sa relation avec George, se fera par ellipses, ou hors champ, dans le secret.
Le pouvoir des sentiments ?
Le secret, c’est d’ailleurs cela, le vrai trésor que les personnages du film gardent avec jalousie. La mélancolie maladive de l’une, l’adoration charnelle d’un mentor depuis longtemps disparu de l’autre, ou encore l’appétence pour les animaux morts et leur dissection d’un dernier : autant de portes longtemps fermées au regard, à notre regard, que Campion entrouvre à son rythme, lancinant et élégiaque. Le cœur du sujet, sa douloureuse Madeleine, c’est bien sûr l’injonction à la masculinité, l’inavouable différence qui gangrène de l’intérieur deux personnages, qui refoulent sans en prendre bien conscience toutes les possibilités d’apaisement, d’accomplissement qui s’offrent à eux. The Power of the Dog fonctionne ainsi par petites touches, d’épreuves de force en confrontations avortées, d’échappées solitaires en traques initiatiques, le mythe du Far West faisant office de page blanche révélatrice des sentiments et machinations qui bousculent cette drôle de famille – est-ce un hasard si la fabrication d’un lasso devient le point culminant d’un jeu du chat et de la souris fatal ?
Cette narration en creux, associée à des dialogues spartiates et une conclusion aussi brillante que brutale, peut désarçonner, frustrer. Jane Campion élague d’ailleurs un peu trop son intrigue, au détriment d’une certaine cohérence d’ensemble (George est purement et simplement sacrifié à mi-parcours). Mais The Power of the Dog dans son ensemble possède une force évocatrice, une pureté dramatique, associée à de fascinantes interprétations, qui fait en partie oublier ces scories regrettables. Espérons que Jane Campion n’attendra pas aussi longtemps avant de refaire un tour de piste.