La valse des pantins : en route pour la gloire
De tous les classiques du duo Scorsese/De Niro, La valse des pantins est le moins connu. À tort. Et maintenant, mesdames et messieurs, accueillez Rupert Pupkin…
Plus de trente ans après les faits, certains cinéphiles continuent de hurler au scandale lorsqu’ils se remémorent la cérémonie des Oscars de 1980 : cette année-là, l’Académie avait préféré remettre les statuettes de Meilleur film et meilleur réalisateur à Des gens comme les autres, de Robert Redford, plutôt qu’à Raging Bull. Le biopic sur Jake LaMotta, porté par l’interprétation phénoménale de Robert De Niro, reste de l’avis général l’un des meilleurs, si ce n’est le meilleur film de Martin Scorsese. Accouché dans la douleur par le réalisateur, qui sortait de plusieurs années de dépendance à la drogue et d’une dépression, Raging Bull était un film de boxe et un drame psychologique audacieux, virtuose, le genre de classique apte à supporter mille analyses élaborées.
Ce camouflet de l’Académie amènera Clint Eastwood lui-même à déclarer, après que Scorsese ait enfin remporté cette récompense pour Les Infiltrés : « il aurait dû gagner pour Raging Bull ». Ces honneurs, mérités, l’Italo-Américain aurait sans doute aimé les recevoir aussi pour son film suivant : La Valse des pantins, ou The King of Comedy en VO (titre très littéral qui s’oppose clairement à sa traduction française plus libre, mais pas très inspirée). Tout aussi mémorable, le film, qui marquait la cinquième collaboration entre Scorsese et De Niro, est pourtant tombé dès sa sortie dans une sorte d’oubli collectif, quand il n’était pas épinglé comme l’un des pires films de l’année. Un vrai coup au ventre, qui aurait même envoyé La Motta au tapis.
Malaise comique
Dans La valse des Pantins, Robert De Niro incarne le brillamment nommé Rupert Pupkin, un chasseur d’autographes anonyme de New-York auquel on pourrait accoler de multiples adjectifs anglo-saxons révélateurs : nobody, loser, wannabe… Rupert vit dans l’illusion, ou plutôt la désillusion permanente. Dans son esprit abîmé par un passé et une enfance qu’on devine douloureux, Rupert est destiné à être le nouveau « roi de la comédie ». II ne rêve pas du futur : celui-ci est déjà en train de se dérouler selon lui, et le monde autour n’est là que pour confirmer ses rêves de grandeur. Pour décrocher sa place sur le trône, Rupert veut devenir ami avec la star de talk-show Jerry Langford (Jerry Lewis) : il veut passer dans son émission, quoiqu’il arrive, et va tout faire pour parvenir à ses fins. Même le kidnapper, s’il le faut !
De toutes les collaborations entre les deux New-Yorkais, La valse des pantins demeure sans doute la moins connue, en tout cas la plus synonyme d’échec. Ce n’est pas un film de gangsters, une comédie musicale ou un thriller à rebondissements : c’est une œuvre inclassable. En apparence, l’histoire créée par Paul Zimmerman (ex-scénariste sur Sesame Street) pourrait être vue comme une comédie, mais ses ingrédients s’avèrent trop grinçants pour être pris à la légère. L’un des motifs principaux, c’est l’étude du malaise, cette sensation désagréable dans laquelle Ruper Pupkin plonge tous ceux qu’il croise, par son comportement définitivement incorrect, son incapacité à se remettre en cause. Lui et les personnages qui l’entourent sont tous aussi négatifs les uns que les autres, et chacun à leur niveau, caractérisés par un égoïsme assez incroyable. Surtout, le film décrit un milieu (le show-business et ses adorateurs désaxés) et une dérive moderne (le harcèlement obsessionnel des stars de la télé, l’obsession de la célébrité) via un prisme totalement négatif : il n’y a de rédemption possible pour personne, parce qu’aucun de ses protagonistes n’a envie d’exprimer des remords pour ses actions. La valse des pantins est un film de son temps, certes, un temps où l’Internet n’existait pas. Mais c’est aussi, à de nombreux niveaux, un film précurseur, qui pointe du doigt des comportements excentriques qui sont, pour notre plus grande consternation, devenus la norme au XXIe siècle.
De l’autre côté de l’écran
Le propos entier de Scorsese est contenu dans le personnage campé avec une précision et un tempo diabolique par De Niro, dont la moustache, la coupe de cheveux et le costume anachronique disent tout sur son décalage persistant avec le monde réel. Dans la séquence d’ouverture, qui succède à un extrait de Jerry Langford à la télévision, une horde de fans en délire (le mot n’est pas trop faible), attend la star à la sortie des coulisses. Pupkin s’interpose cyniquement pour le protéger, tout en se glissant lui-même à l’intérieur de sa limousine, pour tenter de le convaincre de passer dans son émission. Avant cela, un plan figé sur lequel défilera le générique montre le même Pupkin, le nez sur la vitre de la voiture, regarder à l’intérieur. La vitre forme, par un jeu de contraste, une sorte d’écran : un tube, télévisuel, dans lequel Pupkin souhaiterait être vu, plutôt qu’un morceau de trottoir, sur lequel il ne serait qu’un fan collant de plus.
Le décalage devient explicite avec les nombreuses séquences fantasmées par notre regrettable héros, où il s’imagine copain comme cochon avec Langford, invité vedette du show avec Liza Minelli (il entrepose une reproduction en carton de l’actrice chez lui pour parfaire l’illusion)… Ce qui rend Pupkin fascinant, c’est qu’il ne passe jamais par des phases de remise en question ou de soudain désespoir : Scorsese enchaîne avec intelligence ces moments de total délire narcissique et les séquences bien plus terre-à-terre, où Pupkin se heurte à l’indifférence de Rita, son amour d’enfance, à celle de Langford et de son équipe. Personne n’arrive à se souvenir de son nom, mais peu importe : la célébrité est là, elle lui est due, elle arrive.
La question la plus importante posée au spectateur (Pupkin est-il vraiment drôle ?) reste elle en suspens jusque dans les dernières minutes du film : c’est le vrai coup de génie culotté du script de Zimmermann, qui décrit jusqu’au bout un vrai « médiocre » dont le but est avant tout d’être connu, et non reconnu. Nous l’apprendrons lors d’un monologue comique sur lequel Rupert est censé avoir travaillé « toute sa vie » (alors qu’en fait c’est parce qu’il « s’inspire » de sa vie) : ses blagues ne sont ni géniales, ni nulles. Son sketch est juste une excuse pour avoir droit au quart d’heure de gloire promis par Andy Warhol, que Pupkin résume à sa manière : « Mieux vaut être roi pour une nuit que loser toute sa vie ». Pathétique ? Et pourquoi ? Certaines « vedettes » de la téléréalité ne demandent pas mieux. Ils n’ont même plus besoin de faire rire pour ça : un décolleté généreux ou une coupe de cheveux improbables suffit.
Ce discours accusateur, qui verse dans le cynisme le plus pur suivant la manière dont l’on approche l’ultime séquence, qui brouille les repères entre fantasme et réalité (Pupkin a-t-il réussi à devenir célèbre, ou assiste-t-on à l’un de ses délires fiévreux ?), ne pouvait décemment pas plaire au public des années 80, qui tirait au fur et à mesure un trait sur le cinéma narrativement osé et transgressif du Nouvel Hollywood. La valse des pantins est incroyablement acerbe et dépressif, et pas seulement parce que son héros n’a pas de circonstance atténuante : la star de télé incarnée par Jerry Lewis (qui n’était pas, selon ses propres dires, très différent du personnage qu’il interprète) est aussi montrée comme isolé socialement, retranché dans son appartement en hauteur ou sa villa de campagne, indifférent ou agacé par la populace qui n’a de cesse de le harceler – comme Masha (l’incroyable Sandra Bernhard), véritable cinglée venant pourtant de la haute société. En mettant dos à dos idoles et idolâtres, vedettes coupées du monde et fans envieux coupés de la réalité, La valse des pantins, comme le Network de Lumet auquel il fait parfois penser, n’offre aucune issue heureuse possible. Et Scorsese s’étonnait que le film ne marche pas ?
Une expérience négative ?
Pourtant, le long-métrage n’est pas d’une tristesse à se pendre, et se révèle très divertissant : souvent, le film est drôle, même si toujours aux dépens de ses personnages. Scorsese, ayant adoré le script, s’est mis à son service et a laissé avant tout la place à ses acteurs : dans le making-of présent sur la splendide édition HD de Carlotta, le réalisateur explique avoir privilégié les plans moyens pour laisser de l’espace aux improvisations des comédiens – une méthode illustrée par la très comique séquence dans la villa de Langford, presque entièrement non-écrite, et par les nombreuses et interminables scènes coupées. Nous sommes loin de la stylisation revendiquée de Raging Bull, de La dernière tentation du Christ ou des Affranchis. Le film n’est pas pour autant pauvre visuellement : la scène de dîner éclairée aux chandelles, ou l’irruption de Pupkin dans les bureaux de la production, sont autant de moments sous tension et parfaitement découpés qui rappellent qu’un maître est aux manettes derrière la caméra.
Après l’échec du film, Scorsese admettra que le tournage n’avait pas été une expérience très plaisante, en partie à cause de l’histoire elle-même. Dans l’un des bonus, le trio Scorsese – De Niro – Lewis revient parler du film au festival de Tribeca, créé par l’acteur, mais manifestement, les anecdotes sont rares, les intéressés peu motivés : le destin de Pupkin, définitivement moins flamboyant que celui de Jake La Motta semble s’être évanoui également de leurs mémoires respectives. Son quart d’heure de gloire est passé depuis bien longtemps.