L’an prochain, Ghibli fêtera ses 30 ans d’existence. Un âge vénérable pour le studio japonais le plus connu sans doute dans le monde avec la Toei, depuis ses premiers exploits animés dans les années 80. Cette année 2015 marquera également le moment où ce grand nom du cinéma d’animation, qui a permis à toute une frange de la production nippone d’exploser au grand jour, devra trouver une nouvelle raison d’être et d’exister, peut-être même au-delà de la simple production de longs-métrages de cinéma.
[quote_center] »Un génie humaniste à l’imaginaire foisonnant et un artiste au coup de crayon reconnaissable entre mille. »[/quote_center]
Car, comme le révèle encore récemment une interview du maître Isao Takahata, dont le dernier-né, Le conte de la princesse Kaguya, sort cette semaine les écrans, le berceau de Totoro doit avant tout son existence au travail d’un homme, et pas n’importe lequel : Hayao Miyazaki. Un génie humaniste à l’imaginaire foisonnant et un artiste au coup de crayon reconnaissable entre mille. Un perfectionniste caractériel aussi, dont l’ambition artistique nécessitait pour la soutenir des moyens financiers conséquents et une structure de production stable. C’est ainsi que fut créé en 1985, avec le soutien de la puissante maison d’édition Tokuma, le studio Ghibli (terme italien désignant les vents méditerranéens) pour les besoins de la réalisation du Château dans le ciel, qui devait succéder au Nausicaa de la vallée du vent que Miyazaki avait adapté de sa propre BD. Le réalisateur faisait dès le départ partie des trois pères fondateurs du studio, aux côtés de son « collègue » Takahata, futur réalisateur de Pompoko et du producteur Toshio Suzuki, ami proche des deux hommes et ambassadeur indéfectible de leur travail respectif, qui en tant que président s’avèrera crucial dans les négociations entamées durant la décennie suivante avec l’ogre Disney pour l’exploitation mondiale des films.
Trois hommes et un studio
Trente ans plus tard, donc, et 19 films après, Ghibli, dont le nom demeure aussi évocateur que Pixar, continue de créer l’événement, malgré la qualité toujours plus imparable des nombreux « concurrents » tel que le studio Madhouse (Redline, Summer Wars et tous les films de Satoshi Kon). Le hasard de l’histoire a même permis aux deux piliers du studio, Miyazaki et Takahata, de sortir à quelque mois d’écart leur nouveau film, Le vent se lève et Le Conte de la princesse Kaguya, comme ils l’avaient fait en 1988 avec Totoro et Le tombeau des lucioles. Comme pratiquement à chaque fois, le Miyazaki a fait un triomphe au box-office, et le Takahata a été excellemment accueilli par la critique. Plus que jamais, l’attachement de Ghibli à des projets utilisant l’animation traditionnelle, son image à la fois exigeante (les productions officielles sont rares et donc d’autant plus attendues) et populaire, appellent le respect de l’ensemble du public. Les productions Ghibli font ainsi partie des rares productions animées à faire l’unanimité dans tous les cercles cinéphiles, quand des auteurs de qualité comme Mamoru Hosuda (Les enfants loups) luttent encore pour acquérir une semblable notoriété.
Cette réputation ne doit bien sûr rien au hasard. Sous la coupe réglée de Miyazaki-san, qui a façonné le studio à son image et à ses valeurs, Ghibli n’a jamais cédé à l’appel du marketing à outrance, malgré la création du musée Ghibli à Tokyo et le merchandising délirant développé autour de la mascotte Totoro. Les animateurs embauchés au sein de la société ne comptent pas leurs heures, et le moindre celluloïd fait l’objet d’un soin maniaque de la part du « patron » (qui a dessiné lui-même pratiquement tous les plans du Vent se lève). Un documentaire récent, The Kingdoms of dreams and madness, projeté au dernier festival d’Annecy, est d’ailleurs venu lever en partie le voile sur les méthodes de travail du studio, et du fameux trio fondateur. Bref, Ghibli continue de dénoter dans la production animée nippone, chaque studio analogue produisant par exemple bien plus de séries télé, d’OAV ou de publicités que de longs-métrages originaux.
Un nouveau « poulain » sous pression
Ce statut d’intouchable « label qualité » est-il voué à disparaître ? Il importe bien sûr de ne pas faire de prédiction hâtive, mais les faits sont là : les créateurs du studio qui a vu naître des chefs-d’œuvre aussi différents que Princesse Mononoke ou Mes voisins les Yamada ont désormais, et pour de bon, passé le flambeau. Miyazaki, 73 ans, a annoncé que Le Vent se lève était, promis juré, son dernier long-métrage, et qu’il se consacrerait désormais, au cœur de son champêtre atelier, à la création de mangas originaux. Takahata, 78 ans, n’avait pas réalisé de film depuis les Yamada, et son âge avancé, ainsi que son absence manifeste d’attachement au studio lui-même (il a toujours refusé d’avoir une position décisionnaire au sein de ce dernier) font qu’il n’est pas question pour lui de remplacer son vieil ami. Enfin, Toshio Suzuki lui-même, gardien du temple qui a souvent eu pour mission de gérer l’égo et de défendre la vision de ses deux auteurs stars, a quitté son poste de producteur pour rester, de manière plus floue, « manager général » de Ghibli. Le studio reste désormais sous la responsabilité exclusive de Koji Hoshino, son président depuis 2008, et de Yoshiaki Nishimura, producteur exécutif principal déjà à l’œuvre sur Le conte de la princesse Kaguya.
Quelles sont les options de ce duo, confronté à la tâche a priori impossible de faire sortir un studio désormais orphelin de l’ombre de ses omnipotents créateurs ? Une bonne partie des espoirs du studio repose à vrai dire sur Souvenirs de Marnie. Adaptation du roman de Joan G Robinson, When Marnie was there, cette histoire de fantômes se déroulant dans le décor inhabituel de l’île nordique de Hokkaido, prévue pour sortir au Japon le 19 juillet, sera la toute première production Ghibli à ne pas être supervisée ou dirigée par Miyazaki ou Takahata. Une première, et aussi un pari, pour son réalisateur Hiromasa Yonebayashi, pratiquement le seul « poulain » de l’écurie à avoir un peu l’expérience du poste puisqu’il l’occupait déjà sur le récent Arrietty, le monde des chapardeurs. La pression est maximale, vu l’accueil timide réservé à ce dernier film, et l’absence pour l’instant totale d’autre annonce de long-métrage pour les années à venir.
Génération télé
Oui, la question se pose aujourd’hui en ces termes : sans projet ambitieux à soutenir (Chihiro et Mononoke avaient monopolisé à leur époque plus de 250 animateurs), sans auteur reconnu pour vendre ces derniers auprès du public, le studio Ghibli va-t-il avoir encore longtemps des raisons d’exister ? Comme l’a prouvé une récente sortie de Miyazaki, l’ombre du maître est encore bien présente au sein du studio, et ce n’est pas son fils, Goro, qui va prétendre le contraire.
[quote_center] »Une bonne partie des espoirs du studio repose à vrai dire sur Souvenirs de Marnie. »[/quote_center]
Il est de notoriété publique que le fils Miyazaki, peu attiré par la profession avant sa promotion express au poste de réalisateur en 2006 (c’était pour le très oubliable Les contes de Terremer, qu’il avait mis en scène avec le soutien de Toshio Suzuki), n’a reçu que du bout des lèvres l’approbation de son sévère paternel, qui a consenti à collaborer avec lui sur La colline des coquelicots en 2011. Loin d’être dégoûté du genre, Goro a décidé de s’investir plus avant dans la destinée de Ghibli en prenant en main le projet Sanzoku no Musume Ronia, en français Ronya, fille de brigand. Cette adaptation du populaire livre fantastique de la Suédoise Astrid Lindgren, qui a déjà été portée à l’écran en 1984 en Suède et fait l’objet d’une comédie musicale, est elle aussi une première : c’est une série télévisée, qui sera réalisée en images de synthèse, en collaboration avec la société d’animation Polygon Pictures, qui a travaillé sur les films de Mamoru Oshii (Ghost in the Shell). Hayao approuve-t-il ce changement subit de format et d’outil de travail ? Nul ne le sait, mais la diffusion est prévue pour débuter à l’automne sur la chaîne NHK, et devrait susciter une forte curiosité.
Un héritage inépuisable
Pour aussi étonnant qu’il soit, ce virage vers de nouvelles plates-formes constitue sans doute un bon moyen pour le studio Ghibli de rentabiliser sa structure sur la durée. Ses dirigeants avouent avoir pensé à donner une suite à un grand succès de la firme (Porco Rosso ?), et ont déjà eu l’occasion de décliner le style caractéristique du studio en jeu vidéo, avec le fabuleusement beau Ni No Kuni : la Vengeance de la Sorcière Céleste, RPG sorti sur PS3 en 2013. L’expérience a tellement plu à leurs collaborateurs, les spécialistes du jeu d’aventure Level-5, qu’il se murmure qu’une adaptation vidéo-ludique du Château dans le ciel pourrait voir le jour.
L’héritage des films de Miyazaki et Takahata est certes encombrant, mais il est aussi inestimable : qu’il s’agisse de réaliser une version live de Kiki la petite sorcière (c’est Takashi “The Grudge” Shimizu qui a osé prendre le pari) ou d’imaginer une reprise de Princesse Mononoke au théâtre, la richesse de ce pourtant petit catalogue, de cette patte visuelle désormais universellement reconnue, fait figure d’inspiration inépuisable pour de nombreux artistes. Sans dériver dans la marchandisation excessive d’une œuvre, ce socle imposant peut servir de base aux différents héritiers de Miyazaki & co. pour bâtir une nouvelle ère, plus surprenante et multiple peut-être, moins ambitieuse sans doute (il n’est pas dit que Ghibli, qui a rencontré quelques grosses difficultés financières durant les années 2000, conserve tout son staff une fois l’année fiscale passée), mais tout aussi excitante pour le public. C’est tout le bien qu’on leur souhaite.
Pour suivre l’actualité du studio et de la distribution française de ses productions, une seule adresse : www.studioghibli.fr