En plus d’avoir contribué à développer chez chacun d’entre nous un complexe du survivant, parce qu’il est très facile de s’imaginer avoir été l’une des victimes, et de se dire « ça aurait pu être moi », les attentats du 13 novembre, à Paris et à Saint-Denis, ont également rendu la moindre de nos préoccupations quotidiennes futiles. Le monde dans les transports, un talon qui casse, ces voisins qui n’arrêteront donc jamais de mettre leur musique trop fort, ces chauffards qui vous doublent, les fous, par la droite. L’horreur étalée sur nos écrans, petits et grands, depuis cette funeste soirée nous oblige à relativiser ces tracas qui n’en sont pas. « Le vent se lève, il faut tenter de vivre », nous conseillait le maître Miyazaki il y a quelques mois. Il faut continuer à vivre, certes, mais hormis se plonger dans le travail ou sous sa couette, à quoi doit ressembler notre vie, maintenant qu’une chape d’urgence, de guerre constante contre des forcenés invisibles, et de méfiance niveau écarlate s’est abattue sur notre vie de tous les jours ?
Ce que ces attaques ont visé, c’est bien cela : nos occupations triviales, notre routine d’occidentaux, en paix depuis trois générations. Boire, se balader, danser, regarder un match. Rien de bien révoltant, sauf pour les esprits (c’est un bien grand mot) déshumanisés d’une poignée de simplets irrécupérables. L’état d’urgence a été décrété, les rassemblements publics interdits, et chose exceptionnelle, dans le domaine qui nous concerne, une grande partie des cinémas ont fermé leurs portes pendant deux jours et demi. Songez-y un peu : quand avez-vous déjà trouvé porte close devant votre salle obscure habituelle ? Même en temps de crise majeure, le grand écran a toujours offert un refuge aux rêveurs obstinés, aux spectateurs en quête d’évasion, d’une autre réalité, sans être dupes pour autant de son côté fabriqué. C’est comme un contrat que l’on passerait avec l’écran une fois installé dans son fauteuil : emmène-moi. Emmène-moi loin, si possible, et ne me fais pas redescendre avant le générique de fin.
Ce week-end là, alors que les multiplexes fermaient boutique, certains patrons de salles ont décidé malgré tout d’offrir cette dose de réconfort à ceux qui le cherchaient. Le Max Linder, par exemple à fait le plein à Paris. Presque un acte militant, alors qu’à plusieurs pâtés de maison de là, l’heure était au recueillement. Chacun gère sa peine et son effroi comme il veut. C’est aussi ça, la liberté.
Les mesures prises par l’État ont également eu pour conséquences directes l’annulation pendant le week-end, d’événements liés à des festivals, et de plusieurs avant-premières publiques comme le tapis rouge de Hunger Games ou la présentation du western Jane got a gun par Natalie Portman, sur les Champs-Élysées. Dans ce dernier cas, le distributeur Mars Films a même décidé dans la foulée de reporter la sortie du film de Gavin O’Connor (Warrior) à 2016. Moins surprenant, Made in France de Nicolas Boukhrief a aussi vu sa sortie reportée par Pretty Pictures, après que le film ait été « lâché » une première fois… suite aux attaques à Charlie Hebdo, en janvier dernier. L’affiche, avec son AK-47 remplaçant la Tour Eiffel, a été enlevée des couloirs de métro. Le choc frontal entre le sujet évoqué avec beaucoup de sérieux et de discernement par le réalisateur du Convoyeur, et l’atroce réalité, était il est vrai trop brutal pour être supportable.
Pourtant, même si Made in France prendra définitivement, douloureusement, une autre dimension au vu de ce que notre pays a vécu, il faudra sortir de chez soi, et retourner dans la salle pour soutenir cette démarche. Le cinéma, c’est l’évasion, certes, c’est un acte militant comme un autre parce cela fait partie de notre culture, et que notre culture insupporte les fous de Dieu, qui ont depuis longtemps raté ce train-là. Mais c’est aussi une source de débat, de questionnements et de polémiques, des choses tout aussi nécessaires. Ne pas être d’accord sur les qualités d’un film, sur le message d’un cinéaste, analyser à outrance, descendre en flammes d’un tweet impitoyable : ça aussi, ça fait partie de notre culture.
Face à ces tueries abjectes, face au combat contre l’obscurantisme, tout cela est futile, comme le reste. Mais tout cela est aussi essentiel, comme le reste. Vous pouvez interdire les rassemblements publics, mais rien ne nous empêchera de venir prendre, plusieurs fois de suite s’il le faut chaque jour, notre dose de débats d’auteurs, de plaisirs coupables, d’esbroufe technique, d’émotions brutes et de nanars insauvables. Exactement le programme promit dès cette semaine par le PIFFF, qui aura lieu à quelques encablures du Max Linder, dans les salles du Grand Rex.
Parce qu’aller au cinéma, même si cela est trivial, commun, et parfois frustrant pour mille et une raisons, aussi futiles qu’un seau de pop-corn, est devenu, en ce mois de novembre 2015, un réflexe aussi important que de continuer à boire des verres, à se balader, à écouter de la musique très fort et à hurler « Vive la France » dans des tribunes aux couleurs de notre décadent pays.