À une époque où chaque fait divers nous est révélé dans tous ses sordides détails, des histoires comme celle de la captivité de Natascha Kampusch, en Autriche, continuent de nous remuer, d’exacerber nos peurs les plus primales. L’innocence bafouée, l’enfermement, la torture mentale et physique : ce sont des choses auxquelles personne n’a envie de penser trop longtemps. Parce que ceux qui s’en rendent coupables forment une minorité monstrueuse dont nous n’ignorons pas l’existence – seulement, il est trop dur de profiter pleinement de la vie en pensant constamment qu’ils peuvent être partout. L’écrivain Emma Donoghue a pénétré ce terrain viscéralement effrayant d’une manière originale et étonnante, en 2010, en publiant le roman Room, qu’elle a elle-même adapté à l’écran.

Comme un euphémisme nominal, une gifle lexicale, ce bien-nommé Room désigne l’univers dans lequel vit le petit Jack (Jacob Tremblay). Le garçon à travers lequel nous est narré le livre, est également le cœur et l’âme du film de Lenny Abrahamson (Frank, What Richard Did), et nous prend dès les premières secondes par la main pour nous expliquer les bases de son monde. Jack vit seul avec sa mère (Brie Larson), qui s’occupe de lui avec toute la dévotion et l’amour que l’on peut attendre d’une femme « épanouie ». Jack trouve des moyens de faire vagabonder son imaginaire dans tous les détails de son quotidien : il dit bonjour aux meubles, bondit en permanence sur son lit, s’exerce au yoga avec sa maman tous les matins, réalise des colliers d’œufs, regarde la télé, fête ses 5 ans avec un vrai gâteau… Une vie qui pourrait passer pour normale, si l’univers en question n’était pas une pièce unique, de 10 m2, dont il n’est jamais sorti depuis sa naissance. Même s’il n’a pas les outils pour le comprendre, Jack est enfermé avec sa mère dans une pièce conçue par un maniaque, surnommé « Old Nick », qui abuse de sa mère régulièrement depuis des années.

Le cocon et la prison

Room : un monde de possibilités

En partant d’un sujet aussi glauque, dont chaque aspect peut révulser l’esprit et contribue d’ailleurs à créer une angoisse diffuse permanente, Lenny Abrahamson, en suivant fidèlement le récit créé par Donoghue, doit marcher sur un fil invisible sensible. Sans tomber dans le récit d’exploitation voyeuriste, Room doit tout de même rester honnête vis-à-vis de son sujet, qui retournera inévitablement les sens de tout jeune parent. Le film échappe bien heureusement à cet écueil imposant en s’autorisant à jouer alternativement la carte de l’allégorie, du drame initiatique et du thriller, sans jamais perdre de vue le fait qu’il nous conte avant tout l’itinéraire d’une conscience, celle du petit Jack. Tel l’homme de Platon confiné dans la caverne, à contempler les reflets du monde extérieur en imaginant qu’ils constituent eux-mêmes sa réalité, Jack a dû adapter son bouillonnement intérieur, typique d’un garçonnet en plein développement, aux contingences de cette pièce étriquée, dotée d’un vasistas laissant filtrer une infime part du monde réel. Le moindre élément nouveau (apporté par « Old Nick », qui prend fatalement une dimension fantastique, semblable à l’ogre des contes d’Hansen) est source d’émerveillement et d’une longue vénération. Contrairement à sa mère, qui cherche avant tout à le protéger de cette abominable réalité (Jack doit tout de même dormir dans un placard lorsque son tortionnaire leur « rend visite » la nuit), le garçon voit ces quatre murs, moins comme une prison qu’un cocon, où il serait venu sauver sa mère de la solitude.

Là où Room s’avère extraordinairement réussi, c’est qu’il s’attache à ces détails, essentiels pour l’enfant, pour créer une sensation, disons, de réconfort, tandis que l’œil objectif perçoit avant tout la saleté, le délabrement et la claustrophobie intolérable de ce monde dont ce duo ne peut s’échapper. Là où le roman ne pouvait que se montrer « biaisé », à cause de son parti-pris à la première personne, le film capture autant la vision du monde de Jack que celle de sa mère, qui navigue avec un courage qu’on devine invraisemblable entre désespoir et opiniâtreté. Là où son garçon trouve une logique dans un monde abstrait, elle ne peut faire autrement que de contempler une situation concrète. Derrière ses yeux creusés, nous devinons que sa seule raison de vivre se trouve dans le regard optimiste de son enfant, quand bien même son existence serait le fruit d’un traumatisme irréparable – un non-dit qui traverse l’ensemble du film et sera confronté lors d’une irrespirable scène de repas.

De l’innocence à la résilience

Room : un monde de possibilités

En abordant de front, par le plus risqué des moyens, les thèmes de l’éveil au monde, de la fin de l’enfance et de la maternité toute-puissante (c’est-à-dire en tant qu’obsession vitale, lien fusionnel et source de fragilité extrême), Room génère logiquement, surtout lorsque le récit opère ses plus gros virages, des torrents d’émotions contradictoires. Il serait criminel de révéler comment l’histoire évolue – un conseil, évitez la bande-annonce, les photos de production, et la plupart des critiques – tant l’incertitude entourant le destin de Jack et sa mère constitue une part intégrante de notre voyage à leurs côtés. Disons juste qu’Abrahamson gère avec une même acuité les moments de culpabilité de la mère et l’apprentissage de Jack, gérant avec une sensibilité infinie chaque micro-moment de leur périple sans jamais se faire manipulateur. Si vous êtes bouleversé, si vous vous identifiez au ressenti de ces deux personnages, ça n’est pas grâce à un chantage émotionnel, à un déluge de violons appuyé ou un ralenti déplacé. Maîtrisé de sa première à sa dernière image, adaptant le style de sa mise en scène aux tourments intérieurs de son petit héros, Room vous embarque sans jamais lâcher prise, en ne s’aventurant jamais sur le terrain de la morale.

C’est ce qui fait le prix de sa réussite, tout autant que la direction artistique d’Ethan Tobman, qui a à priori vécu un beau cauchemar en créant ce décor de pièce/monde devant porter le poids de son passé, et que l’interprétation de ses deux acteurs principaux. Tout a désormais été dit sur Brie Larson (States of Grace, Crazy Amy), oscarisée pour sa performance dans le rôle de cette mère courage passant par tout un éventail d’émotions violemment opposées. L’adage concernant les acteurs américains est qu’ils accordent une grande importance au physique et à la gestuelle pour appuyer la crédibilité de leur jeu : ça ne peut être plus vrai que dans le cas de Larson, dont une bonne part du calvaire nous est raconté sans un mot dans son état physique, son port de tête et ses mimiques subtiles. Plus étonnante et spectaculaire encore est la révélation d’un jeune acteur comme seule l’Amérique peut en produire : Jacob Tremblay, sur les frêles épaules duquel reposait tout le processus d’identification du film – et qu’on reverra dès cette année dans Shut In et Before I wake. À peine plus âgé que Jack, le petit prodige (qui a mine de rien fréquenté les Oscars en smoking, comme on visite un magasin de sucreries avec 50 euros en poche) aurait pu lui aussi être nommé pour sa performance, qui rejoint celles d’un Haley Joel Osment, d’un Ellar Coltrane ou d’un Jean-Pierre Léaud. Passant de l’étonnement béat au désespoir mêlé d’incompréhension, de la résilience tranquille à la panique totale, le petit Tremblay est le trésor caché de Room, qui nous prend aux tripes et nous fait, au bout de deux heures, voir notre propre monde sous un autre jour. Un monde dont nous prenons soudain conscience qu’il est rempli à millions de possibilités non exploitées, d’espoirs invaincus. La leçon de vie que nous enseigne le film, en s’extirpant de son postulat sensationnaliste pour parvenir à quelque chose de bien plus transcendant et spirituel, fait partie de celles que vous n’oublierez peut-être jamais.


[styled_box title= »Note Born To Watch » class= » »]
Cinq sur cinq
Room
De Lenny Abrahamson
2015 / USA / 118 minutes
Avec Brie Larson, Jacob Tremblay, Joan Allen
Sortie le 9 mars 2016
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