Darkman : le super anti-héros de Sam Raimi
Au centre d’une édition collector, Darkman ressort de l’ombre, et prouve que Sam Raimi n’a pas attendu Spider-Man pour sublimer l’univers des comic-books.
À l’heure où les héros masqués et surhumains pullulent dans le cinéma américain (voire mondial) au risque de nous faire friser l’overdose, il est bon de rappeler l’importance qu’a eu Sam Raimi dans l’explosion du genre, aux yeux du grand public. Bien sûr, le Superman de Donner et les Batman de Tim Burton ont été des jalons importants pour crédibiliser le principe. Mais c’est avec les Spider-Man (et dans une moindre mesure avec X-Men et Blade) que Hollywood a pris conscience de la richesse, à la fois en matériaux narratifs et en franchises éventuelles, que représentait l’univers des super-héros. Sorti en 2002, Spider-Man fut un triomphe pour l’autodidacte Raimi, à peine terni par les reboots sauvages qui tentèrent une décennie plus tard de le faire passer pour une relique du passé.
La vengeance sans visage
Ce succès ne sortait pas de nulle part. Tout comme Peter Jackson, autre cinéphage éclairé ayant réussi à écrire sa propre légende, Raimi a construit sa réputation dans le genre du film d’horreur, avec une trilogie Evil Dead qu’on ne présente plus. Mais à la fin des années 80, quand le succès du deuxième volet fait de lui un cinéaste « crédible » auprès des studios, Sam Raimi a envie de changer de registre. Il veut tourner un Batman, mais la licence est déjà en chantier, et les droits du justicier The Shadow sont trop compliqués à obtenir (le film du même nom, réalisé par Russell « Highlander » Mulcahy, verra le jour en 1994). Plutôt que de courir après des bouts de papier, Sam et son frère Ivan décident de combiner ces influences et de créer leur propre mythologie. Darkman est né, et le projet va mûrir au sein du studio Universal, auquel le personnage, proche dans l’esprit de leurs grands monstres des années 30, est aussi une forme d’hommage.
Notre héros, Peyton Westlake (un Liam Neeson pré-Schindler), est un généticien de génie qui devient la victime collatérale d’un cambriolage commis par la bande du terrible Durant (feu Larry Drake dans son meilleur rôle après le Dr Rictus). Les gangsters sont à la recherche incriminant leur patron, et qui se trouvent être en possession de Julie Hastings (Frances McDormand, alors bien loin des univers de son mari Joel Coen et remplaçant Julia Roberts initialement approchée), la petite amie de Peyton. Durant fait exploser le labo du savant, mais ce dernier survit, horriblement défiguré. Grâce à ses recherches en matière de peau artificielle, Westlake se construit littéralement une nouvelle identité : il sera le Darkman, un justicier sans visage en quête de revanche…
Expérimentations et expressionnisme
Avec ce projet original, produit pour 16 millions de dollars mais considéré par le studio au mieux comme une luxueuse série B (les producteurs changeront d’avis en voyant le résultat final, et positionneront à raison Darkman comme une grosse sortie estivale), Raimi change définitivement de stature. Il doit gérer une hiérarchie plus intrusive, des impératifs plus drastiques, mais la confirmation de son talent protéiforme se niche dans le film lui-même, qui lui appartient de la première à la dernière image. Situé à cheval entre deux époques en terme d’effets spéciaux, Darkman est à la fois incroyablement moderne dans son découpage, et un poil daté dans ses trucages optiques, que l’arrivée d’une copie HD dévoile dans toute leur dimension artificielle. L’essentiel se situe ailleurs : dans ce récit intemporel en premier lieu (qui rappelle étrangement dans son architecture le Robocop de Verhoeven). Raimi fait partie de l’école des réalisateurs qui font avancer leur narration par l’image et les raccords sémantiques. Darkman est une pure origin story, archétypale mais d’une richesse folle, et il ne lui faut pour la conter que 96 petites minutes.
En témoigne cette séquence où Peyton, au fond du gouffre après avoir découvert son visage ravagé par l’incendie, se ressaisit et investit un entrepôt abandonné pour y mener à bien sa vengeance « montecristienne ». Raimi y multiplie les ambiances expressionnistes, faisant coïncider le regard hébété d’un Peyton littéralement dans le caniveau et une évacuation d’eau en spirale pour souligner son vertige existentiel, avant que le souvenir de sa belle ne le ramène à la vie… et qu’il découvre son repaire dans un plan large se passant lui aussi de dialogues. Que dire aussi du raccord « cadré » emprunté à Murnau, faisant passer Julie de l’état de témoin de l’explosion du labo à celui de veuve drapée de noir au moment de l’enterrement ? Ou de cette scène sidérante où Peyton, qui revit des instants de bonheur aux côtés de Julie grâce à son visage temporaire (il fond au bout de 30 minutes chrono !), pète un plomb à cause d’une peluche et brise le doigt d’un forain. Un moment souligné par un panoramique hystérique, typique du cinéaste, sur trois visages hurlant pour des raisons très différentes.
Darkman ressort de l’ombre
Darkman regorge de ce genre de trouvailles, de la matérialisation psychédélique des cauchemars du héros aux gros plans cartoonesques des seconds couteaux mafieux qu’il affronte, et que Raimi dirige avec la même exigence d’expressivité que les possédés énervés d’Evil Dead ou, plus tard, les pistoleros de Mort ou Vif. Il y a quelque chose de jouissif à voir un cinéaste, alors à peine âgé de 30 ans, investir un sous-genre encore balbutiant, avec une telle confiance en son art et sa personnalité, et une grande habileté dans le mélange des tons et la création de scènes presque trop folles pour être réalisables (la poursuite en hélico, qui se heurte aux limitations techniques de l’époque). Nul doute que la Columbia saura se souvenir de ce film lorsqu’elle décidera de confier à Raimi la destiné du tisseur new-yorkais. Ce dernier ne se privera pas d’ailleurs de recycler ses propres idées dans la trilogie : il y a indubitablement quelque chose de Peyton Westlake chez Octopus par exemple (même leurs antres se ressemblent), et chez Peter Parker, aussi, notamment ce choix moral de quitter sa bien-aimée pour mieux la protéger.
[quote_left] »Le Blu-ray est peu avare en bonus, avec trois heures de suppléments, dont plusieurs réalisés spécialement pour cette édition. »[/quote_left]Un quart de siècle plus tard, il était temps de faire découvrir Darkman à une nouvelle génération dans des conditions dignes de ce nom. Avec la sortie chez L’Atelier d’Images d’une luxueuse édition collector, ce mal est plus que réparé : une solide copie HD magnifie les choix chromatiques de Bill Pope et rend en contrepartie d’autant plus douloureuses visuellement les transparences et matte paintings, notamment lors du final dans un gratte-ciel en construction. Pour qui se demanderait pourquoi le succès du film n’a pas permis au Darkman d’entrer plus profondément dans l’imaginaire du public, les deux suites réalisées par Bradford May fournies en bonus apporteront une réponse cinglante. Réalisées pour le marché de la vidéo (c’était les années 90, remember), Darkman II : le retour de Durant et Darkman III : Die Darkman die, ont plus une valeur d’archives qu’autre chose. Arnold Voosloo, avant d’être La Momie, endosse efficacement le rôle de Westlake, mais l’absence d’ambition et de budget de ces téléfilms saute malheureusement vite aux yeux. La comparaison est même trop cruelle pour qu’on s’attarde plus sur leur cas. Plus intéressante pour les complétistes, la BD « Darkman contre l’armée des ténèbres » offerte elle aussi en complément, permet, dans un esprit logiquement très comic-book, de voir le Darkman croiser le fer avec nul autre que le Ash d’Evil Dead.
Pour ce qui est du film lui-même, le Blu-ray est peu avare en bonus, avec pratiquement trois heures de suppléments répartis entre les interviews et making of d’époque (grain au max, montage somnolent, mais images de tournage intéressantes), et documentaires réalisés spécialement pour cette édition. On y trouve de chouettes interventions des techniciens et artisans ayant œuvré sur le film, du responsable des maquillages au créateur des décors, de nouvelles rencontres avec le casting, notamment Liam Neeson et Frances McDormand, ainsi qu’une très instructive rencontre entre Julien Dupuy et Stéphane Moïssakis. Les deux journalistes ciné débattent des influences et du style de Sam Raimi, avec une précision similaire à celle qui animait le hors-série de Mad Movies, qu’ils avaient consacré au meilleur pote de Bruce Campbell. Un menu généreux, donc, à l’image d’un film resté trop longtemps dans l’ombre de ceux qui lui ont succédé.