La vie n’est pas tendre avec Frank. Quarantenaire anonyme (il fait même plus vieux que son âge, selon certains), il perd le sommeil à force d’entendre le bébé de ses crétins de voisins hurler la nuit, il perd son terne boulot à cause d’une histoire de harcèlement imaginaire (alors qu’il voulait juste sincèrement « être gentil »), et il finit même par perdre la santé lorsqu’on lui annonce qu’il développe un cancer incurable. Perdu pour perdu, Frank va déverser le fruit de longues années de haine sur ceux qui rendent selon lui le monde horrible à vivre : les décérébrés de la télé-réalité, les présentateurs ultra conservateurs qui en rajoutent dans la xénophobie anti-musulmane, les cathos homophobes… Une croisade meurtrière dans laquelle est emportée de son plein gré la jeune Roxy, lycéenne mais déjà tout aussi prête à dessouder ceux qui font ressembler notre société à une vision contemporaine d’Idiocracy.
Dans la ligne de mire
Comique de stand-up et réalisateur d’une comédie déjà rentre-dans-le-lard avec Robin Williams, World’s Greatest Dad, Bobcat Goldthwait en a manifestement gros sur la patate. Ou tout simplement se tape-t-il comme beaucoup d’entre nous le front avec la paume à chaque fois qu’il allume sa télé, et rêve comme beaucoup d’entre nous, lorsqu’il croise des cons, de pouvoir sortir un automatique de son pantalon pour rendre le monde meilleur. God Bless America, ainsi que le clame sans beaucoup de subtilité son titre déclaratif, est la mise en scène d’un fantasme de destruction systématique et réfléchi de la connerie humaine. Le périple assassin de la jeune paumée Roxy et de Frank (Joel Murray, frère de Bill, ce qui explique sans aucun doute sa faculté à avoir en permanence cette « droopy face »), d’abord rêvé par ce dernier – l’occasion d’une séquence formidable de lancer de bébé, devient réalité lorsque celui-ci prend conscience de sa mort prochaine. L’idée de mourir gentil alors que tant d’autres vivent méchamment, pour simplifier les choses, devient intolérable.
Il n’y a pas de doute dans la démarche de Goldthwait : des dialogues référentiels aux ralentis pseudo-héroïques, des invraisemblances criantes (personne n’arrête le duo alors qu’il ne fait rien pour effacer ses traces) à la violence cartoonesque, qui fait fonctionner chaque gag à la manière d’un épisode de South Park, God Bless America est bien un film d’artifices. Une œuvre pamphlétaire qui servirait d’exutoire aux pulsions homicides qui nous saisissent à chaque fois que l’autre, cet enfer, devient un encombrant symbole de l’imbécillité crasse qui nous agresse chaque jour. On souhaite ardemment que la France n’en soit pas rendue aux extrémités dépeintes par Goldthwait dans son film, quand bien même il est permis de ne pas se faire d’illusions quand à ce qui nous sépare. Après tout, qui n’a pas eu envie, lui aussi un jour, au plus profond de son cerveau, de dessouder Éric Zemmour ou les « héros » d’un quelconque Loft pendant leur promenade dominicale ? Baser une fiction sur ce genre d’idée inavouable serait impensable dans notre beau pays. Goldthwait ose organiser frontalement ce jeu de massacre où tout, du téléphone au cinéma aux « gens qui disent High five ! », en passant par les collègues qui ne parlent que des derniers « buzz » d’Internet au boulot, est passible d’exécution assortie d’un sourire de contentement. Mourez, bandes d’idiots !
I’m not gonna take this anymore !
La démarche est peut-être salutaire. Le film lui-même, au-delà du rire complice immédiat et malgré des choix narratifs et visuels par ailleurs convaincants, laisse circonspect. God bless America ne vise après tout pas très haut : les cibles choisies par Roxy et Frank au gré de leurs humeurs (et de leurs interminables discussions, où sont épinglés pêle-mêle Diablo Cody et Woody Allen) n’ont finalement rien de très polémique. Tirer à vue sur la télé-poubelle, les médias conservateurs et les fous de Dieu n’a rien d’un acte punk, et si « abrutisation » de masse il y a à déplorer, ces cibles-là n’en sont que les aboutissements, et pas la cause. À trop vouloir être anarchiste et rentre-dedans, le film finit par devenir lui-même une caricature ambivalente, un fourre-tout inégal où le meilleur (la rencontre fatale entre le duo et un immonde mais finalement banal présentateur télé) côtoie le lourd (la scène du cinéma, moins fine et surtout bien moins drôle que celle de Super, film avec lequel God Bless America partage beaucoup de points communs). Le réalisateur cite volontiers Network comme influence, notamment lors du passage final dans l’émission de télé-crochet American Superstarz. On serait tenté de lui dire que la charge de Lumet contre les dérives des médias avait plus de punch et d’acuité que sa farce singeant Bonnie & Clyde.
Si le film fait rire, c’est avant tout grâce au rythme et à la précision avec laquelle ses deux acteurs principaux délivrent des dialogues, eux, finement ciselés. Chaque scène peut fonctionner comme un extrait autonome, avec son propre enjeu identifiable, sa montée en puissance dialectique suivie d’une punchline définitive. Lorsque Roxy prévient Frank qu’avoir tuée la jeune pimbêche adolescente de l’émission « Mon incroyable anniversaire » ferait de lui un pervers frustré, celui-ci lui répond ainsi « Mais je ne l’ai pas tué parce que je ne pouvais pas me la faire ! Je l’ai tué parce qu’elle n’était pas gentille ». Le travail des comédiens permet aussi de rendre attachants deux personnages qui existeraient sinon peu au-delà de leur fonction générique de porte-paroles symboliques du réalisateur. L’irrévérence forcée du projet passe grâce à eux pour de la candeur d’esprit, qui fait oublier que sitôt ce défouloir collectif (le film s’apprécie définitivement mieux en groupe) terminé, le film reste dans les mémoires comme une parabole sur la notion de civilisation à la fois vaine et transparente.
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God bless America
De Bobcat Goldthwait
2011 / USA / 105 minutes
Avec Joel Murray, Tara Lynn Barr, Melinda Page Hamilton
Sortie le 10 octobre 2012
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