Synchronic : une inquiétante histoire du temps
Les réalisateurs de The Endless poursuivent leur ascension avec Synchronic, dont l’argument de voyage temporel autorise quelques visions saisissantes.
Avec trois films désormais sous le bras, restés inédits en France ou distribués confidentiellement en vidéo et en streaming (dans l’ordre : Resolution, Spring et The Endless), Justin Benson et Aaron Moorhead, hérauts du cinéma do-it-yourself, ont patiemment creusé leur propre niche dans le film de genre indé US. Plus habitués des festivals spécialisés que des paillettes de Hollywood, les deux inséparables cinéastes (également scénaristes, producteurs, et parfois acteurs de leurs propres longs-métrages) ont acquis une telle notoriété que leur quatrième effort, Synchronic, ose ouvrir son générique avec la mention « A Moorhead & Benson film ». Comme un label qualité. L’assurance, en tout cas pour ceux qui ont pu parcourir leur courte filmographie aussi conceptuelle que stimulante, que ce qui suivra sortira inévitablement des sentiers battus.
Désynchronisation fatale
Tel un trip à la Darren Aronofsky, les premières minutes de Synchronic sont en effet loin de décevoir. Une nuit de trip en hôtel entre deux toxicos débouche sans prévenir sur ce qui semble être de sacrées hallucinations, effritant les bordures de la réalité pour envahir et engloutir les deux protagonistes, dans une atmosphère de malaise palpable et, c’est une marotte chez les réalisateurs, lovecraftien. Le récit embraie sur la présentation – dans un plan-séquence galvanisant – de ses deux héros, Steve (Anthony « Falcon » Mackie, récemment à l’affiche de Zone Hostile) et Dennis (Jamie « 50 nuances » Dornan, qui continue à hériter de bien meilleurs rôles), ambulanciers qui parcourent La Nouvelle-Orléans de nuit et en découvrent quotidiennement les plus sinistres aspects comme les habitants les plus désespérés. Le duo est revenu de tout et contemple surtout la dégradation, littérale ou non, de leur monde ; le premier s’enferme dans un célibat et une solitude alcoolisée qui ne lui procure aucun plaisir, le second se lamente d’une vie de famille trop figée pour lui. Une suite de décès et de disparitions étranges les met petit à petit sur la piste d’une drogue de synthèse, « Synchronic ». Quand Steve, à qui l’on diagnostique une tumeur au cerveau inopérable qui altère sa glande pinéale, découvre un sachet de pilules lors d’une intervention, il ne réalise pas qu’il va se lancer dans le (pire) trip de sa vie…
« La mise en scène reste toujours imaginative et en éveil, en jouant sur des raccords expressifs, de longs plans élégants et une BO planante . »
Brassant des éléments d’A Tombeau ouvert, Au-delà du réel, Cronenberg et une atmosphère fantastique déphasée évoquant le spleen blafard des premiers Shyamalan, Synchronic fascine en partie par son refus de se cantonner aux limites d’un genre identifiable. Polar macabre, film d’horreur, science-fiction décomplexée, drame existentiel ? Accrochés à un premier degré aussi rafraîchissant que problématique (la justification scientifique des voyages temporels, puisque c’est de cela qu’il s’agit, est farfelue, sans parler du côté approximatif des reconstitutions historiques ou des tentatives de blagues pas convaincues), Moorhead et Benson déroulent un chapelet d’idées qui pourrait alimenter une série complète, plutôt qu’un seul film d’à peine deux heures. Dénote notamment à nouveau cette envie d’adapter le rythme du montage aux personnages plutôt que de suivre un cahier des charges imposant un rebondissement toutes les cinq minutes, ce qui rend Synchronic imprévisible et stimule la curiosité. Steve et Dennis ont beau vivre dans un présent quasi irréel, le film se donne le temps de le rendre tangible, de les faire respirer, quitte à désamorcer l’impact émotionnel vers lequel se dirige tout droit le récit – et à rendre frustrantes les incursions, systématiquement angoissantes, dans un passé proche ou lointain.
Passé décomposé
Constamment à contretemps, préférant les fulgurances visuelles et trucages fugaces à la démonstration de force (c’est l’héritage d’un cinéma débrouillard qui mise aussi sur les idées et la suggestion), Synchronic devient plus prévisible lorsque la quête de Steve, à laquelle Dennis finit par être émotionnellement attaché, le place sur des rails plus confortables. Cela n’empêche pas la mise en scène d’être toujours imaginative et en éveil, en jouant sur des raccords expressifs, de longs plans élégants et une BO planante. Elle donne vie à cette odyssée aussi intimiste qu’hallucinée, qui nous enjoint de profiter du moment présent plutôt que de se morfondre dans un passé en forme d’impasse, quand bien même notre époque n’incite pas à l’espoir. L’implication de Mackie et Dornan, en rupture de gros films de studio et qui défendent avec un flegme fatigué l’alchimie entre deux potes en attente d’un électrochoc salvateur, y est aussi pour beaucoup. Comme un symbole, c’est grâce à l’arrivée de vraies vedettes hollywoodiennes dans leur monde que Moorhead et Benson ont changé de dimension : ils ont notamment intégré l’écurie Marvel pour les besoins de la série Disney+ Moon Knight, elle aussi versée dans les trips cosmiques.