Mangrove : quand une communauté fait front
Premier opus de l’anthologie Small Axe, Mangrove est un grand film de procès qui cloue au pilori le racisme systémique et anti-communautaire d’une Nation.
Le nouveau et intimidant projet de Steve McQueen a fait couler beaucoup d’encre depuis un an, à tel point qu’on en aurait presque oublié d’évoquer le tour de force qui se cachait derrière ses cinq nouveaux films. Car oui, le débat continue, même dans la façon de catégoriser Small Axe sur la plateforme où il est finalement hébergé en France, Salto. Films ou mini-série ? Téléfilms (ils ont après tout été produits et diffusés sur la BBC) ? Steve McQueen lui-même, qui se sait étiqueté depuis ses débuts comme un réalisateur de cinéma, semble botter en touche d’une interview à l’autre. Qu’importe, en effet ? On a envie de parler de cette anthologie comme d’un ensemble complet d’histoires inédites, rassemblées autour d’une thématique : raconter la vie de la communauté d’immigrés caribéens de Londres, des sautillantes années 60 aux grisâtres années 80. La porte d’entrée dans cet univers peu connu du grand public, c’est Mangrove, sélectionné à Cannes 2020 : un film de genre, clairement (c’est du courtroom drama pur jus), le plus long du lot (plus de deux heures au compteur) et une preuve d’entrée de la qualité évidente de cette anthologie à nulle autre pareille.
Les neuf de Mangrove
Mangrove, c’est le nom du petit restaurant spécialisé dans les plats jamaïcains – spoiler : c’est un peu épicé – qu’ouvre à la fin des années 60 Frank (Shaun Parkes, une révélation) dans le quartier de Notting Hill. Une échoppe qui devient vite le point de ralliement de toute une communauté d’immigrés, des travailleurs, ouvriers, pleinement intégrés dans le paysage alors en pleine transformation de la capitale britannique, mais pourtant constamment persécutée par la police. Des modestes, soudés mais invisibles, des militants aussi, puisque le mouvement des Black Panthers essaime également en Grande-Bretagne. Autant de raisons pour faire bouillir le sergent Pulley (terrifiant Sam Spruell, habitué des rôles patibulaires), un raciste bon teint caché derrière son badge qui se met en tête de harceler Frank et son personnel pour l’obliger à fermer son établissement. Une persécution d’État en règle, qui dérape le jour où la communauté noire de Notting Hill décide de manifester, sous l’impulsion de la militante Altheia Jones (excellente Letitia Wright, vue dans Black Panther), contre le traitement qu’on lui fait subir. Les policiers sèment le chaos et arrêtent plusieurs manifestants. S’ensuit un procès de l’État contre ceux que l’on va appeler les « Mangrove Nine »…
« Mangrove est une fiction qui a la force d’une parabole. »
S’il s’inspire d’une histoire vraie, tout comme Les sept de Chicago auquel il est pratiquement impossible de ne pas le comparer, même si les thèmes et le contexte abordés sont radicalement différents, Mangrove est une fiction qui a la force d’une parabole. Impossible de s’y tromper : si Steve McQueen raconte l’histoire d’une communauté à laquelle il est intimement lié, il y trouve aussi le moyen de parler d’une Nation, de la société occidentale, et quoi de mieux pour évoquer, pourfendre, tourner en ridicule le racisme délirant, systémique, d’un pays, que de poser ses caméras dans la salle d’un tribunal (l’antique Old Bailey de Londres qui plus est, avec ses avocats en perruques et son juge au comportement de maître d’école) ? Après une fiévreuse première partie, où McQueen saisit à la volée, à la manière d’un documentariste énamouré, les tranches de vie du Mangrove, sans cesse avortée par les descentes de police (jusqu’à une froide bascule en plan fixe, sur une passoire roulant au sol après l’irruption de la violence, comme un écho stylistique à 12 years a slave), le film trouve un deuxième souffle dans le récit du procès lui-même.
Une cause qui les dépasse
Claustrophobique, ostentatoire et labyrinthique, tout le contraire de ce qui précède, le tribunal est pourtant un exutoire pour des accusés voyant là, même dans leurs différences, le moyen de faire entendre leur voix, leurs droits, leur cause. C’est un terrain de jeu idéal pour des acteurs uniformément formidables et pour le réalisateur, qui s’il laisse la parole, cruciale, prendre les devants, montre qu’il n’a pas son pareil pour injecter sans prévenir de pures idées de mise en scène brillantes dans la narration. Un plan-séquence à contre-jour où Frank, frappé et mis en cellule, laisse éclater une rage vindicative trop longtemps contenue. Un montage elliptique de Londres transformant son paysage en bâtissant ponts autoroutiers et grands immeubles, comme pour souligner que ces mêmes ouvriers immigrés persécutés pour leur couleur de peau et leur culture sont aussi ceux qui ont donné à la cité sa modernité actuelle.
Entre deux monologues judiciaires et défilés de « témoins » tous aussi incompétents et malhonnêtes les uns que les autres, ces moments servent à magnifier le combat des Mangrove Nine, que McQueen prend soin de ne pas décrire comme un groupe uniformément soudé, mais comme un ensemble d’individualités rassemblées, pour reprendre les mots d’un des leurs, Darcus, par une cause qui les dépasse. Puissant, saisissant, passionnant, Mangrove est une réussite et une entame idéale pour se plonger dans cette œuvre instantanément incontournable qu’est Small Axe.