Le bal des folles : féminisme en vase clos
Mettant en lumière une page d’Histoire honteuse, Le Bal des Folles est une adaptation réussie signée Mélanie Laurent.
Paru en 2019 et couronné par le prix Renaudot des lycéens, le roman Le Bal des folles de Victoria Mas (fille de Jeanne, oui oui) repose sur l’un de ces moments « Le saviez-vous ? » qui nous plongent dans des abymes de honte et de colère. Le saviez-vous, donc : à la fin du XIXe siècle, à Paris, une partie de l’hôpital de la Salpêtrière sert d’asile expérimental pour femmes « hystériques ». Des centaines de prisonnières (il faut bien rétrospectivement les appeler ainsi) s’y entassaient sous la supervision du médiatique professeur Charcot, qui expérimentait sur place des techniques curatives aussi novatrices qu’hasardeuses. Bains glacés, séjours prolongés au cachot, traitement médicamenteux lourds, séances d’hypnose… Mais surtout, le célèbre neurologue organisait chaque année au printemps « le bal des folles », un véritable freak show consistant à faire défiler en costumes les pensionnaires de son hôpital, pour que la haute société invitée sur place s’en amuse et les côtoie comme dans un cirque de basse campagne.
Être une femme libérée, c’est pas si facile
Cet épisode honteux de l’histoire de la science est traité comme le climax logique de l’adaptation du Bal des Folles, que réalise pour le compte de Prime Video l’actrice/réalisatrice Mélanie Laurent. Après Respire et Galveston, la star hexagonale a choisi de changer à nouveau de genre, de période et d’horizons pour porter à l’écran cette histoire, qui porte en elle les prémices d’un féminisme vibrant. Le Bal des Folles s’intéresse plus particulièrement à Eugénie (Lou de Laâge), jeune femme de bonne famille dont la soif de culture et d’émancipation dérange ses très conservateurs parents. Ce besoin de liberté, en désaccord avec son époque, devient intenable quand il est avéré qu’Eugénie a des visions : elle est en contact avec le monde des esprits – pas des morts ! -, elle leur parle et recueille leurs secrets. Pour ses proches, pour son tendre et naïf frère, elle est donc folle. Direction la Salpêtrière, véritable cour des miracles où des femmes de tous âges, de toutes conditions, rejouent un remake chaotique de Vol au-dessus d’un nid de coucou. Rejetée et désespérée, humiliée comme ses consœurs par les traitements de choc du lieu, Eugénie peut toutefois compter sur le début d’empathie que manifeste à son égard Geneviève (Mélanie Laurent), infirmière en chef du service et véritable maîtresse des lieux. Le don d’Eugénie pourrait bien, grâce à elle, devenir une bénédiction…
« Cette adaptation (trop ?) fidèle du roman de Victoria Mas ne manque pas d’ambition. »
Bien qu’elle soit exclusivement visible sur petit écran, cette adaptation (trop ?) fidèle du roman de Victoria Mas ne manque pas d’ambition. Mélanie Laurent ouvre les choses en grand, en montrant en quelques plans de foule silencieuse les funérailles nationales de Victor Hugo, auxquelles Eugénie doit assister en secret. C’est la grande Histoire nationale, celle que tout le monde connaît, pourtant contemporaine de celle, cachée, honteuse de la Salpêtrière. Le service du professeur Charcot est à la fois, et paradoxalement, un lieu de recherche médicale parasité par des réflexes conservateurs et une misogynie galopante qui tient lieu de diagnostic scientifique. Pour une bonne part, les patientes n’ont pas commis d’autre faute que de déplaire à la société patriarcale en place. Le Bal des folles impose vite, sur fond de reconstitution soignée sublimée par les clairs-obscurs du chef opérateur Nicolas Karakastanis, ce sentiment de sororité opprimée, dans laquelle une Eugénie d’abord au bord de la rupture finit par prendre ses marques. Le film, comme le roman, ne fait heureusement pas mystère de la réalité de son don : Eugénie parvient justement à émouvoir Geneviève parce qu’elle dit vrai. À l’incroyable révélation de cette capacité succède l’injustice de l’incrédulité, et le film en est d’autant plus captivant que Mélanie Laurent la traite comme un élément dramatique parmi d’autres, capital mais pas central à l’histoire. Il s’agit moins de discerner les différences entre ces deux femmes que de souligner, jusque dans son dénouement, ce qui les rapproche – leur condition féminine en cette fin de XIXe siècle -, ce que fait avec tact un montage parallèle superposant deux scènes de coucher.
Un casting de premier ordre
Plutôt linéaire dans son déroulement, cochant habilement les cases attendues du « film d’internés » (mais si, c’est bien un sous-genre), Le Bal des Folles peut compter sur une interprétation généralement très réussie. Si Mélanie Laurent et Emmanuelle Bercot s’avèrent convaincantes en infirmières aux personnalités diamétralement opposées (un peu de manichéisme ne peut pas faire de mal dans un récit d’évasion), c’est surtout Lou de Laâge, justement révélée dans le Respire de Laurent et aussi à l’affiche de Boîte Noire, qui impressionne et illumine l’écran. L’actrice, de presque tous les plans, porte le film sur ses épaules et sait alterner entre bonheur exalté, froideur inquiétante et désespoir fébrile, avec une justesse assez frappante. C’est l’une des grandes qualités de ce Bal des Folles qui nous venge temporairement de toutes les lamentables exclusivités françaises jusque-là récupérées par Prime Video.