Athena : la citadelle en guerre de Romain Gavras

par | 28 septembre 2022

Athena : la citadelle en guerre de Romain Gavras

Intense, Athena exploite un sujet explosif avec autant de virtuosité que de maladresse. Réflexions sur un film fort.  

Le réalisateur Romain Gavras n’a jamais fait mystère de l’impact qu’a eu sur lui et les artistes de sa génération le choc La Haine. Compère fondateur (avec Kim Chapiron) de Kourtrajmé, sorte d’école informelle d’audiovisuel destinée à faire émerger les talents des quartiers populaires, Gavras rêve un cinéma français à l’image du film fondateur de Kassovitz : esthétisant, en rupture avec la tradition excessivement dialoguée du 7e art francophone, à la fois à fond dans le film de genre et en prise avec la réalité sociale de son pays – même si en tant que fils de Costa-Gavras et enfant de la balle parisien, il n’est pas exactement au contact de cette réalité-là, celle des banlieues. Devenu clippeur remarqué et réalisateur estimé (deux films, Notre jour viendra et Le monde est à toi, reçus sans emphase mais avec intérêt), Gavras a, avec Athena, décidé de commencer là où La Haine s’arrêtait : après la « bavure » de trop.

Quand soudain, tout s’embrase

Athena : la citadelle en guerre de Romain Gavras

Athena, c’est le nom de la cité fictive de banlieue (en réalité un ensemble HLM en voie de démolition à Évry) qui s’embrase pour de bon suite à la mort d’un jeune garçon, tabassé visiblement par des CRS surexcités. Au lendemain du drame, son grand frère, Abdel (Dali Benssalah, intense), un militaire de retour du Mali, tente d’appeler la population au calme devant les caméras. Mais dans la foule, son autre petit frère Karim (Sami Slimane, une révélation) se tient là avec ses troupes, cocktail molotov à la main. Ce qui suit, c’est l’assaut d’un commissariat puis le retranchement vers la cité Athena transformée en forteresse de fortune, le tout dans un plan-séquence à la frénétique virtuosité, où tout n’est que rage, exultation et violence pétaradante. Karim veut les noms des meurtriers de son petit frère. Et pour cela il est prêt à tout brûler.

« L’ensauvagement des cités » est un fantasme permanent de la droite réactionnaire et il serait naïf de penser que les images d’Athena ne donnent pas un peu de grain à moudre. « 

Produit par Netflix et coscénarisé par Ladj Ly, dont le film-manifeste Les misérables se terminait lui aussi au bord du précipice, Athena ne pouvait, par ses parti-pris artistiques et sa représentation des quartiers sensibles, qu’exciter la polémique et faire surchauffer les esprits, ce qui était sans doute le but inavoué de Gavras. Celui-ci se défend d’être un cinéaste politique (comme son père ?), comme le défenseur d’un message, et préfère l’étiquette de « créateur d’images ». Il est possible de le mettre en défaut de ce côté. Que l’on adhère ou pas à la bruyante intensité des séquences de siège, à la caméra filant en drone à travers murs et fenêtres, par-delà les parapets ou au cœur d’affrontements de masse, le film, propulsé par la photo racée de Matias Boucard, est techniquement une bonne coudée au-dessus de l’essentiel de la production française. Le projet était de transformer une cité en citadelle, chevaux, assauts de murailles et formations en bouclier à l’appui : c’est réussi, de manière opératique et subjuguante. Mais Gavras, comme Ladj Ly, sont trop malins et expérimentés pour ignorer qu’un film comme Athena ne peut être, ne va être que politique. Les images, même virtuoses, ont un sens. Et le parti-pris de faire une tragédie grecque, chœurs antiques en bonus, faisant se déchirer une fratrie au milieu des charges de CRS, ne peut détourner longtemps l’attention : Athena jongle avec un contexte trop inflammable pour que son ambition de « simple » film de siège à perdre haleine suffise à calmer le jeu.

Ma 6-T a bien cracké

Il y a d’abord la caractérisation sommaire des trois frères de l’intrigue (l’aîné Mohktar, en réalité leur demi-frère, est le dealer joué avec un peu trop d’éructations par Ouassini Embarek), à définir, comme il a été écrit ici et là, comme le bon, la brute et le truand. Le spectateur doit apprendre à les connaître in media res : la tragédie vient du fait que chacun d’entre eux est au-delà de la rédemption, malgré les appels à la raison de leur mère (brillante idée de voir cette « raison » apparaître constamment sur leurs trois téléphones, comme un écho désormais hors de portée). Autour d’eux, cela devient compliqué : en dehors du CRS capturé par les jeunes de la cité et de Sébastien, dont la véritable nature fait l’objet d’un twist très problématique, les autres personnages sont des silhouettes, des fonctions et des témoins interchangeables de l’action. La caméra étant pratiquement harnachée aux trois frères en permanence, difficile d’entrer en empathie avec d’autres protagonistes. Cela semble suffire à Gavras, pour qui l’anéantissement progressif d’une famille résume semble-t-il celui d’une nation plongeant dans la guerre civile.

Ce contexte, justement, de guerre, est celui qui exacerbe sans doute le plus les passions. « L’ensauvagement des cités » menant à un conflit armé dans les zones de « non-droit » est un fantasme permanent de la droite réactionnaire et il serait naïf de penser que les images d’Athena ne donnent pas à ces tenants du grand remplacement (souvent assez fans de Bac Nord) un peu de grain à moudre. En tentant, au dernier moment, de retourner ce fantasme contre eux, révélant in fine que l’extrême droite est bien le réel danger pour l’équilibre de notre société, Romain Gavras et Ladj Ly jouent un jeu dangereux. Cette menace, qui n’est que trop réelle au vu des récentes élections en Europe, a beau être légitime, elle est révélée trop tard, au terme d’un troisième acte qui s’auto-saborde brutalement, avec des changements de braquet dramatiques qui sentent la facilité. Pire, cette révélation escamote un sujet d’inquiétude fort au détriment d’un autre, celui des violences policières, tout en enlevant une part de sa légitimité au combat des jeunes d’Athena.

Gavras a beau cadrer ses trois frères comme la résurgence d’archétypes anciens, rejouant un péplum dans un décor de béton devenu irréel, les renvois à notre quotidien, à nos crispations et à nos impasses politiques, sont permanents, le réalisateur agitant comme un collectionneur d’images choc les spectres de l’islamisme radical ou des arrestations de Mantes-la-Jolie. Comme s’il n’assumait pas totalement son principe de déconnexion de la réalité et voulait maladroitement faire acte d’engagement. Athena ne pouvait se permettre de rester au milieu du gué en étant, dès les premières minutes, aussi urgent et explosif. Reste une proposition forte, kamikaze, qui détonne sur un sujet où la pratique habituelle consiste plutôt à prendre le maximum de pincettes et de précautions.