Blonde : une étoile est malmenée
Objet de toutes les polémiques, Blonde rejoue la vie de Marilyn sous une forme étonnante et radicale. Avec succès ?
S’il n’est pas, loin s’en faut, le premier film de fiction consacré à Marilyn Monroe (et encore, sans parler des documentaires), Blonde était dès le départ destiné à être la version de sa vie qui ferait couler le plus d’encre. Après tout, la source est déjà là, connue de tous : le roman de Joyce Carol Oates du même nom présentait la même promesse que le film d’Andrew Dominik, en gestation depuis tant d’années qu’il ressemblait à une chimère. Cette promesse, c’est celle d’un faux biopic de la femme derrière le mythe, Norma Jean Baker, un mélange assumé de moments réels et marquants de sa trop courte existence et de fiction psychologique sans pudeur, remontant jusqu’à l’enfance de la star pour construire un portrait psychologique de femme-enfant, malmenée jusqu’au point de non-retour par la patriarcale industrie hollywoodienne. Un exercice d’équilibriste, un vrai, qu’a reproduit à sa manière, sans pudeur ni, il faut le dire, beaucoup de subtilité, le cinéaste de Cogan et L’assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford.
Labyrinthe des passions
Parce qu’il n’est volontairement pas fidèle à la vie de « la Monroe » telle que les biographes officiels l’aient longtemps relatée, et parce qu’il veut démontrer de manière plus large que l’industrie américaine du 7e art a aussi été bâtie pour faciliter l’exploitation, y compris et surtout sexuelle, des femmes, Blonde est accusé d’exploiter bassement les malheurs et les tourments de Norma Jean : en gros, d’accentuer ce côté sordide pour en créer de la matière à fiction racoleuse. La vie de Marilyn, starlette esseulée, mais brillante, catapultée sous les feux des projecteurs et qui saura mieux que les autres immortaliser un personnage de cinéma irrésistible (ce côté double identité, schizophrène est au cœur du film), a pourtant tout d’un mélodrame engendrant une inépuisable fascination chez le public. Surtout, c’est oublier qu’il s’agit de cinéma, art du point de vue, que celui de Dominik n’est en rien celui d’un faiseur misogyne mettant docilement en images des scènes-choc en déroulant une check-list sur une feuille de tournage.
« Blonde veut démontrer que l’industrie américaine du 7e art a été bâtie pour faciliter l’exploitation, y compris et surtout sexuelle, des femmes. »
Difficile d’accuser le cinéaste d’être dans le classicisme ou l’illustratif. S’il y a bien deux termes qui qualifient ces 2h48 de métrage, ce sont « labyrinthique » et « expérimental ». Dominik a déjà prouvé qu’il était un sacré brodeur d’images, un artiste protéiforme, parfois abscons. Son Blonde est conçu et monté comme une expérience totale. Le film, s’il semble globalement linéaire (le premier quart d’heure se déroule durant l’enfance de Norma Jean aux côtés d’une mère indigne sombrant dans la folie – Julianne Nicholson est soufflante dans ce rôle ; et le film se termine sur les derniers instants de l’actrice), parvient à coup d’ellipses ravageuses, de dialogues intérieurs et de montages hypnotiques à nous rendre aussi hébétés, exsangues, en quête de sens, que sa fragile héroïne. Tout file trop vite, les traumas comme les petits bonheurs, les succès comme les tragédies, tout semble flotter dans un éther permanent que ne renierait pas un David Lynch – Mulholland Drive est de fait une référence patente qui revient constamment à l’esprit.
L’évidence Ana de Armas
Le souci, qui peut être rédhibitoire, de Blonde, c’est qu’il ne dit rien de fondamentalement nouveau sur les vices de l’usine à rêves. En pleine ère #MeToo, le calvaire de Marilyn, violée par le producteur qui en fait une vedette, traitée comme un objet sexuel par des studios qui veulent maintenir le glamour en place même quand tout s’effondre (impressionnante séquence de tournage de Certains l’aiment chaud où l’actrice s’automutile juste après une prise musicale), sonne comme un révoltant instantané d’une ère qu’on croyait à tort révolue. Blonde passe vite sur les hommes de la vie de Monroe (Joe Di Maggio et Arthur Miller, jamais nommés et que l’épouse appelle toujours « Daddy ») pour mieux s’appesantir sur ceux qui ont – peut-être – compté, les fils de Charlie Chaplin et d’Eddie Robinson. Leur relation à trois, montrée comme une oasis d’abandon et de bonheur érotique (une scène de sexe torride et là aussi expérimentale culmine avec l’un des plus brillants raccords de montage de ces dernières années), débouchera pourtant sur la plus terrible des déflagrations psychologiques – un pur artifice narratif, là aussi.
En bousculant d’une scène à l’autre, voire au sein de la même scène, toutes les conventions (les sons se chevauchent, les formats et la couleur changent au débotté, la caméra relègue les interlocuteurs de Norma Jean au bord du cadre ou hors cadre, les scènes de foule filmées au ralenti donnent l’impression d’être des clichés célèbres passés en réalité augmentée – une volonté déclarée de Dominik), Blonde s’assure de fasciner même lorsqu’il nous épuise. Il y a du génie dans ce film à la fois opaque et superbement éclairé, qui n’évite pas les sorties de route très maladroites (ces scènes de fœtus parlant bordant sur le tract anti-avortement, cette fellation chez JFK qui en rajoute dans le glauque jusqu’à la caricature). En son centre vacillant, captée par une caméra qui la fait passer par tous les stades, jusqu’aux plus horrifiques (les scènes d’avortement, donc, mais aussi une séquence nocturne en infrarouge à la REC), Ana de Armas s’abandonne comme seules les actrices possédées par un rôle peuvent le faire. Au-delà du mimétisme, peut-être pas troublant, mais qui en fait une création de cinéma à part entière, l’audace de sa performance, la conviction de son jeu tout en regards implorants et voix essoufflée, est le pilier magnétique sans lequel tout le film s’effondrerait. Blonde a beau être imparfait, frustrant aussi à certains moments par ses partis-pris, la comédienne cubano-espagnole mérite bien une avalanche de louanges.