Emergency : la nuit de toutes les peurs
À mi-chemin entre Supergrave et Get Out, Emergency subvertit son pitch de comédie avec un message social fort et acéré.
Même si le principe peut faire grincer des dents les réactionnaires et étroits d’esprit, il y a quelque chose de stimulant à voir les jeunes réalisateurs revisiter le cinéma de genre hollywoodien sous le prisme de l’identité afro-américaine. Derrière le fer de lance populaire qu’est Jordan Peele et son mémorable Get Out, une myriade d’auteurs subvertit les codes, inverse les points de vue traditionnels et injecte une nouvelle énergie dans des schémas éprouvés. Avec Emergency, découvert au festival de Sundance, le réalisateur Carey Williams et le scénariste KD Davila appliquent cette recette à un genre ô combien familier des spectateurs : la comédie adolescente « festive », genre immortalisé (entre autres) par Supergrave.
Une nuit de folie pour enchaîner toutes les fiestas pré-spring break autour du campus (fictif) de Buchanan, sur la côte Est : c’est le programme qui attend les deux amis Kunle (Donald Elise Watkins, The underground railroad) et Sean (RJ Cyler, The Harder they fall). Sean et Kunle ne pourraient être plus opposés : l’un est du genre vapoteur perpétuellement stone, sans plan d’avenir, l’autre un scientifique fils de médecin habillé comme un golfeur, le « Barack Obama des fongus ». La soirée se complique quand Sean et Kunle retrouvent dans leur salon une jeune fille inanimée, rétamée par l’alcool et la drogue. Qui est-elle, que fait-elle là ? Même leur troisième colocataire, le naïf et décalé Carlos (Sebastian Chacon) n’en a aucune idée. Kunle veut appeler les secours, mais Sean le convainc du contraire : que penseraient les flics en voyant une fille blanche évanouie dans la maison de deux noirs et un latino ? Une solution s’impose : ramener eux-mêmes l’inconnue dans une fête, ou mieux, aux urgences. Plus facile à dire qu’à faire, vu que non loin de là, une grande sœur inquiète est en « mission de sauvetage »…
Pas la tête à faire la fête
Ni tout à fait hilarant, ni tout à fait sérieux, Emergency s’avère être un joli numéro d’équilibriste, désamorçant au bout de vingt minutes la grande biture annoncée par ses deux héros, désireux de laisser leur marque, même futile, dans une grande école en écrasante majorité blanche. Faire une fiesta d’anthologie pour finir sur un mur en forme de hit–parade de la communauté noire est le but de Sean, personnage plus complexe qu’il n’y paraît. Williams s’amuse à décliner dans un montage à la Shaun of the Dead son programme nocturne, avant de faire dérailler cette promesse vers des zones plus absurdes et imprévisibles. Empotés au possible, nos trois larrons font empirer leur situation à chaque (malheureuse) décision, leur virée en voiture tournant au désastre dès qu’ils croisent des étudiants avinés ou des voisins suspicieux.
« Emergency ne perd jamais de vue son message sous-jacent. »
Emergency pourrait jouer la carte de l’idiotie en perpétuel épanouissement, mais ne perd jamais de vue son message sous-jacent, d’une évidence progressivement dévastatrice : aussi enfumé soit-il, Sean a raison d’être méfiant envers la police et la société américaine actuelle. Nul besoin d’actes brutaux : la simple menace d’une bavure à la Fruitvale Station, la persistance des préjugés raciaux de jeunes bourgeois blancs (ou presque), forment une réalité bien plus éprouvante pour le trio, mis au pied du mur à cause, en premier lieu, de leur couleur de peau. Emergency n’a pas vocation à finir en tragédie, et s’avère au contraire souvent touchant, dans son portrait d’une amitié indéfectible, dans son amour pour les détails signifiants et qui font mouche. Et le charisme contagieux de ses acteurs, méconnus et héritant de rôles gratifiants, est indéniable. Mais les dernières minutes, apaisées en apparence, n’en sont pas moins glaçantes : ce qui commençait comme une nuit de folie se termine avec un regard plein de désillusion, de traumas non résolus, d’indicible colère. Derrière cette épopée saugrenue, satirique, rythmée et désarmante de lucidité, pointe un cri étouffé qui n’a besoin d’aucun mot pour en dire beaucoup.