Kill List : insidieuse inquiétude
OVNI mortifère plongeant deux tueurs à gages en plein trip à la The Wicker Man, qui a révélé en 2011 le Britannique Ben Wheatley, Kill List est un voyage hypnotique au bout de la nuit.
Sans aucun doute, les guerres menées en Afghanistan et en Irak n’ont pas eu le même impact cinématographique en Grande-Bretagne qu’aux USA. Pas de vague de films cathartiques chez nos voisins britons. Toutefois, les scénaristes se sont, inévitablement, servis à un moment ou un autre de ces événements traumatisants pour alimenter leurs histoires. C’est une donnée accessoire dans Kill List, mais qui a pourtant toute son importance. Le personnage principal, Jay, est en effet un vétéran du « Bagdadhistan », comme il l’explique calmement à son fils. Atteint d’un stress post-traumatique plus ou moins vérifié, Jay (Neil Maskell) est au chômage depuis huit mois, cultive sa paranoïa, son humour glacial et sa mauvaise humeur, dont sa femme Shel fait souvent les frais. Il n’a qu’un seul ami, un frère d’armes, Gal (Michael Smiley). Ils ruminent leur passé dans une banlieue grise de Sheffield, dont la sinistre ambiance contamine chaque plan, faisant planer une chape de plomb sur leur petit pavillon.
Deux tueurs. Une liste. Trois cibles
Le décor est posé et ferait presque peur : encore un film social anglais, qui cultive son désespoir bon enfant entre rire et larmes ? Non. Rien que le titre sert à indiquer que Jay et Gal n’ont sans doute rien de malheureux prolétaires. Encore un thriller mafieux ponctué de « mate » et de « cocksucker », alors ? Pas vraiment. Kill List est un étrange animal. Un melting-pot à la recette unique, rarement vue dans le cinéma britannique.
En s’accrochant aux basques d’une galerie de personnages ne prenant jamais le temps de dévoiler trop facilement leur passé, Ben Wheatley, qui a depuis ce coup d’éclat enchaîné les semi-déceptions (la dernière en date était Rebecca, sur Netflix), nous met insidieusement mal à l’aise. Car les deux inséparables larrons sont des tueurs à gages, très loin de ressembler à leurs collèges relaxés de Pulp Fiction. Rongés par le trauma de leurs exactions passées, on soupçonne qu’ils ont été plus mercenaires que simples troufions lors de leurs jobs à l’étranger, particulièrement durant « l’incident de Kiev ». Le proverbial dernier contrat, celui qui permettrait à Jay de se remettre en selle tout en mettant de l’argent de côté, est une série d’assassinats commanditée par un vieux monsieur inquiétant. Les cibles sont encore plus étranges : un prêtre, un libraire, et un député. Bien entendu, rien ne va se passer comme prévu. À moins que ce « rien » ne soit justement pas le fruit du hasard.
Mélange des genres
Caméra au plus près des visages, dialogues semi-improvisés au sein d’un schéma narratif à la progression implacable, montage assuré, musique à l’inquiétude contagieuse : Wheatley témoigne ici d’une assurance à la mise en scène effective, tant elle permet de nous prendre constamment à rebrousse-poil. C’est bien simple, qu’il s’agisse de suivre un repas à quatre tournant bientôt à l’éprouvante scène de ménage, l’exécution d’un contrat culminant dans un sanglant effet à la Irréversible, ou bien de ce final radical, Kill List déjoue les attentes, mixe les genres, accumule les questions et les réponses détournées avec encore plus de plaisir sadique que Damon Lindelof et Carlton Cuse réunis.
Kill List est, et ce n’est pas divulguer l’intrigue, autant un polar qu’un film d’horreur. Des indices, semés pour le spectateur, à l’insu des « héros », renseignent ponctuellement sur cette intrusion inéluctable, angoissante, du fantastique dans le réel si tangible, si crédible du quotidien de Jay. Un « lad » rongé par une colère intérieure intense, une douleur souterraine (est-ce un hasard s’il se plaint constamment de son dos, allant jusqu’à s’acheter… un jacuzzi ?) qui se traduit par de brusque montées de violence. Jay n’est pas seulement un tueur sans emploi : c’est un sociopathe avéré, qui évacue comme il peut sa culpabilité, tout comme son acolyte irlandais.
Explication finale
Là où Kill List devient brillant, c’est qu’il oppose à ce portrait intime et passionnant d’une amitié toxique fondée sur un lien de sang abominable (Gal et Jay sont apparemment habitués à user d’extrême violence), une intrigue cryptée qui ne se révèlera jamais toute sa complexité. Pourquoi ses victimes s’empressent-elles de remercier Jay quand il les exécute ? Qui est ce médecin remplaçant qui préfère le conseiller sur son avenir plutôt que de soigner sa blessure ? Pourquoi la petite amie de Gal vient-elle tracer un symbole satanique sur l’envers du miroir de la salle de bains ? Qu’y a-t-il sur ces vidéos que le duo découvre dans sa sanglante virée, qui pousse Jay à redoubler de brutalité ?
Selon l’interprétation des signes, du passé des protagonistes (détail d’importance, la femme de Jay est non seulement un ex-soldat, mais elle est aussi parfaitement au courant de son activité), et du lien reliant chacune des victimes de Jay et Gal – elles donnent leur nom à chacun des chapitres -, on pourra trouver ou non les réponses à ces questions dans le sombre (littéralement) dénouement de Kill List. On le compare inévitablement à The Wicker Man, alors que le cinéaste avoue aussi s’être inspiré de Course contre l’enfer, classique méconnu des seventies avec Peter Fonda. Plus nébuleuse, moins hypnotique que les deux premiers actes, cette explication qui n’en est pas une finit de faire du film un véritable voyage sans retour au bout de la nuit. Un moment de cinéma absolument fascinant qu’il faut découvrir l’esprit vierge de tout préjugé. C’est à cette condition seulement qu’il dévoilera ses noirs secrets…