L’histoire se déroule d’abord au début des années 30. La guerre civile couve en Espagne, mais dans un village situé non loin à la frontière française, l’attention est accaparée par un étrange groupe d’enfants qui se révèlent insensibles à la douleur. Leur innocence fait d’eux des dangers, car l’absence d’inhibition ou de morale établie les amène à des mutilations ou des accidents tragiques. Internés dans un hôpital aux allures de forteresse, les enfants sont mis à l’écart de la société, mais pas des événements dramatiques qui vont bientôt déchirer le pays. Retour de nos jours, sur les traces du chirurgien David, qui à la malchance de perdre sa compagne enceinte dans un accident de voiture. Le bébé survit, mais David apprend à cette occasion qu’il est atteint d’une maladie incurable, et doit subir une greffe de rein de ses parents biologiques. Ce drame va se transformer en quête de vérité, son enquête l’emmenant, inéluctablement, sur les traces de ce groupe d’enfants oublié de l’Histoire…
Sombre passé
Que ce résumé ne raconte finalement que les dix-quinze premières minutes d’Insensibles est un témoignage de l’ambition et de la densité narrative de ce premier film signé Juan Carlos Medina. L’auteur et réalisateur a porté pendant plus de six ans ce projet à cheval entre deux époques, qui traite de transmission, d’innocence, et d’histoire avec un petit et un grand H. Impossible de délier dans le film le rapport entre l’intime et l’épopée, le mode de narration ici employé (qui rappelle, volontairement, la structure du Parrain 2) nous obligeant à naviguer d’une émotion à l’autre, d’un épisode trouble sur l’irruption des troupes fascistes à l’interrogatoire, des décennies plus tard, d’un tortionnaire ayant des rapports cachés avec le père de David. Ce dernier, s’accrochant à la vie à travers un être dont il nie un moment l’identité (son bébé prématuré), part en quête de ses origines, et la nature de cette filiation se révèle être un pur produit des tourments de l’Histoire qui ont fini par façonner l’Espagne moderne. On ne saurait trouver métaphore plus cristalline que des enfants innocents à la merci de savants louches, puis de Républicains, de nazis et de Franquistes sans scrupules, pour évoquer les cicatrices mal refermées d’une nation.
Ce sous-texte ostensiblement politique, s’il donne à Insensibles la matière d’un message de réconciliation avec le passé, même s’il se révèle douloureux, ne constitue toutefois pas l’unique caisse de résonance d’Insensibles. Il est clair dès la première séquence, onirique et cruelle à la fois, que le réalisateur tient à exploiter au mieux le sujet de ces enfants atteints du syndrome connu sous le nom de Nishida, à travers une mise en scène dont les relents gothiques et lyriques s’ancrent solidement dans un décor réaliste. Insensibles ne rechigne pas à miser sur une horreur graphique et clinique qui rappelle son compatriote Nacho Cerdà, tout autant que sur une ambiance privilégiant l’ellipse, le refus de verser trop ouvertement dans le fantastique, un équilibre propre à nombre de productions de genre ibériques (le film est également hybride dans son mode de production, Insensibles battant à la fois pavillon espagnol et français).
Car, sans trop en révéler, si le film évoque par le petit bout de l’œilleton d’une poignée de cellules ténébreuses cinquante ans d’histoire espagnole, il permet surtout d’introduire, avec patience et méthode, une figure réellement marquante de monstre moderne. Une incarnation diabolique et pathétique au sens premier du terme des années sombres, à la fois victime scarifiée et bourreau sanguinaire, nommée Berkano par ses geôliers. On nage alors en plein Silence des agneaux sauce Clive Barker, la prison se transformant en une sorte d’antichambre mystique de la mort, où celui qui ne peut ressentir la douleur devient celui qui l’inflige sans un mot.
Apothéose à travers les âges
Le montage parallèle de Medina, qui soigne tout autant les rencontres déchirantes et lourdes de rancœur entre David et ses parents, permet rétrospectivement de donner une dimension encore plus mystique au personnage de Berkano, dont on peine à souffler le nom des années après. Certes, après une bonne heure de métrage, le spectateur attentif aura peu de mal à voir où Medina veut en venir, les allers-retours temporels, gagnés peu à peu par la monotonie, ne faisant que repousser le moment de la révélation finale, à la fois logique et quelque peu décevante (sans compter qu’elle maltraite un peu notre crédulité, si l’on se réfère à l’ancrage jusque-là « réaliste » du film).
Qu’importe si la séquence est tirée par les cheveux : elle conclut par une forme d’apothéose émotionnelle toutes les pistes esquissées par Médina pendant presque deux heures, en se reposant comme il l’a fait durant tout le métrage, sur les regards, la musique, et un travail impeccable et précis sur la lumière, tirant le meilleur parti de son budget par un mélange impeccable entre décors réels et reconstitués. Insensibles a beau être parfois laborieux, nimbé dans une froideur de ton qui ne fait aucune concession aux clichés du genre (après tout, tant mieux) et bancal dans l’équilibre entre ses deux récits (l’un est chiche en repères historiques, l’autre trop classique pour surprendre), sa rigueur, sa richesse artistique et narrative en font une réussite inattendue, destinée à hanter durablement la mémoire.
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Insensibles
De Juan Carlos Medina
2012 / France-Espagne / 105 minutes
Avec Àlex Brendemühl, Tomas Lemarquis, Derek de Lint
Sortie le 10 octobre 2012
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