La merveilleuse histoire de Henry Sugar : le petit théâtre de Wes Anderson
Le réalisateur américain s’empare à nouveau de l’univers de Roald Dahl avec quatre courtes adaptations, dont le mémorable Henry Sugar.
Détenteur des droits d’adaptation de l’œuvre de Roald Dahl, l’écrivain aux 300 millions de livres vendus, Netflix ne pouvait rêver plus adroit ambassadeur cinématographique pour mettre sa prose en images que Wes Anderson. Le réalisateur américain, amoureux transi de l’auteur de Charlie et la chocolaterie, s’était déjà frotté à son univers il y a bientôt 15 ans avec l’indémodable Fantastic Mister Fox, son premier film d’animation. C’est cette fois sous la forme d’une anthologie de quatre courts-métrages (qui auraient aussi bien pu être regroupés sous la forme d’un film à sketches, comme La ballade de Buster Scruggs, tant ils sont complémentaires), pour autant de nouvelles dont la plus célèbre est La merveilleuse histoire de Henry Sugar, qu’Anderson s’attaque à l’écrivain et scénariste britannique. Quatre mini-films où la maniaquerie et l’imagination du cinéaste se mettent au service d’une narration captivante, sublimant le pouvoir du récit et de l’imaginaire – tout en forçant avec délice le côté artificiel et théâtral de la mise en scène, entre narrateurs face caméra et décors escamotables.
Grandes et petites histoires
Le plus long des courts (à 40 minutes, on pourrait parler de moyen-métrage) et celui qui inaugure la « collection » de Netflix est donc La merveilleuse histoire de Henry Sugar. C’est là que nous faisons la connaissance de l’écrivain lui-même, incarné par un Ralph Fiennes des plus placides, à la tête d’un casting britannique qui va jouer tous les rôles de l’anthologie : Benedict Cumberbatch (nouveau venu dans la troupe andersonienne), Ben Kingsley, Dev Patel, Richard Ayoade et Rupert Friend. Dahl, confortablement installé dans son fauteuil, narre et commente avec le flegme le plus détaché possible ses récits nimbés d’une douce fantaisie et d’une indéniable mélancolie. Henry Sugar conte le destin d’un riche héritier oisif, accro au jeu, qui devient fasciné par le livre décrivant la vie d’Imhrat Khan, un maître yogi indien ayant développé le pouvoir de voir sans l’aide des yeux. En découvrant son histoire et sa « technique », Sugar décide de reproduire cet apprentissage pour dévaliser les casinos – mais découvre en même temps que la richesse n’apporte rien si elle n’est pas mise au service d’une bonne cause.
« Visuellement, Henry Sugar est proche du merveilleux. »
Indéniablement le plus ambitieux des quatre segments proposés par Anderson, de par sa durée, mais aussi par sa construction en récits emboîtés générant des changements de décors et d’ambiance incessants, Henry Sugar condense aussi tout le projet artistique de l’auteur d’Asteroid City. Plutôt que d’adaptation de Roald Dahl, il faudrait plus parler ici de mise en images des écrits de l’auteur. Avec un débit mitraillette qui finit par hypnotiser le spectateur, Fiennes, Cumberbatch et consorts jouent autant qu’ils récitent le texte, mot à mot (l’emphase est d’ailleurs mise sur l’expression dans une réplique de Dev Patel), directement au spectateur. Jamais leurs regards ne s’éloignent trop longtemps de la caméra, comme pour capter avidement notre attention, alors que le récit à la fois poétique et cryptique cavale d’un événement à l’autre sans jamais relâcher sa ronronnante étreinte. Visuellement, Henry Sugar est proche du merveilleux : les techniciens et accessoiristes apparaissent à l’écran en même temps que les trucages, les décors s’escamotent et se divisent comme dans une pièce de théâtre, le montage vif sublime, une mise en images aux mouvements millimétrés, qui fait se succéder des tableaux vivants gorgés de couleurs vives, de motifs symétriques à l’immédiate familiarité. C’est à la fois littéral, scolaire, et parfaitement unique et original, dans un ton affabulatoire qui tranche avec les errances de ton décevantes d’un French Dispatch.
Un cygne qui nous marque
Les trois autres courts-métrages de Wes Anderson sont adaptés du même recueil et diffèrent quelque peu de Henry Sugar par leur côté lapidaire, la morale de chaque histoire ne sautant pas toujours clairement aux yeux. Dans le cas du Cygne, sans aucun doute le meilleur de ce trio, la leçon est évidente : un jeune homme joué par un brillant Rupert Friend se remémore, dans une atmosphère toujours aussi naïve et faussement solaire, le calvaire subi pendant son enfance lorsqu’il était tombé dans les mains de deux brutes adolescentes, qui l’avaient puni de son innocence après avoir reçu un fusil pour leurs 15 ans. Friend interprète le texte en prenant les voix des trois enfants, ses nuances de voix portant tout le sens de cette histoire. Le Cygne condense en un petit quart d’heure toute la rage sourde que peut générer l’injustice et la cruauté des esprits faibles.
Plus laconiques encore, Venin et Le preneur de rats permettent de recroiser Fiennes et Cumberbatch, dans deux historiettes encore moins enfantines dans l’esprit. Venin voit l’acteur de Docteur Strange immobilisé au lit avec la certitude d’un serpent venimeux se balade sur son ventre et sous les draps, prêt à le piquer mortellement – mais c’est au final d’un autre poison que le court-métrage traite sournoisement, le personnage étant un Britannique colonisateur. Dans Le Preneur de rats, Fiennes pousse a contrario les gesticulations et les grimaces au maximum dans le rôle-titre d’un « ratcatcher » à l’allure animale, confronté à des rongeurs récalcitrants. Clairement moins satisfaisants, ce dernier quart laisse une impression d’inachevé, notamment parce que le mystère autour de ces fameux rats n’est jamais élucidé.