La Plateforme : égoïsme à tous les étages
Radical et volontiers écœurant, La Plateforme utilise un postulat de SF pure pour créer une allégorie de notre société de surconsommation. Éprouvant !
Parfois, le hasard fait trop bien les choses : on aurait préféré découvrir La Plateforme, succès d’audience surprise pour Netflix, à une autre période qu’en pleine pandémie de coronavirus et de confinement généralisé. Le réalisateur espagnol Galder Gaztelu-Urrutia, dont c’est le premier long-métrage, n’imaginait sans doute pas il y a quelques mois, alors que son film commençait à engranger les prix dans les festivals (Toronto, Sitges), et qu’il s’apprêtait à être récompensé aux Césars ibériques, les Goyas, que La Plateforme résonnerait de manière si forte avec l’actualité. C’est le propre de tout film de science-fiction que de révéler en creux les travers de notre propre société. En situant l’action de son film dans une prison expérimentale futuriste, où la loi du plus fort et la surconsommation priment sur toute notion de décence et d’entraide, La Plateforme touche directement là où ça fait mal : cette nature humaine-là, hideuse et individualiste, nous explose en ce moment quotidiennement à la figure.
Le film se garde pourtant d’être trop spécifique, et après un générique culinaire aussi alléchant que mystérieux, débute immédiatement dans son décor de bunker brutaliste, qui va être décliné à l’infini au fil des scènes. Goreng (Ivan Massagué) se réveille dans la cellule qu’il partage avec Trimagasi (Zorion Eguileor), un inquiétant vieillard qui semble en savoir beaucoup sur l’endroit. La prison est en fait une tour, surnommée la « Fosse », et chaque étage contient un trou en son milieu, au centre duquel navigue une plateforme. Chaque jour, la plateforme descend avec son lot de victuailles préparées au niveau 0. Chaque étage a deux minutes pour s’empiffrer le plus possible, avant que l’appareil descende au niveau inférieur. Les premiers servis se gavent, les derniers niveaux crèvent la dalle. Et chaque mois, les détenus changent de niveau. Un défi insensé auquel Goreng s’est confronté, contrairement aux autres, volontairement. Son idéalisme va vite céder la place à un instinct de survie basique, avant qu’une nouvelle rencontre ne lui donne envie de contrecarrer le système…
Plus gore sera la chute
Avec son pitch aux allures de court-métrage high-concept (qui fait d’ailleurs penser au fameux Next Floor de Denis Villeneuve), son production design particulièrement bien pensé, son univers clos truffé de règles contraignantes, dont la dimension allégorique ne peut échapper à personne (ce côté dissertation de philosophie dans la construction même du scénario et des personages), La Plateforme est une oeuvre qui ne pouvait passer inaperçue. Dans cette Fosse où échoue Goreng, en quête d’un mirifique et brumeux « diplôme », qui on l’imagine rendrait sa vie à l’extérieur plus heureuse, une Administration invisible et toute-puissante a personnifié jusqu’à l’absurde le concept d’ascenseur social. Le film a été souvent comparé ces derniers jours au cinéma de Bong Joon-ho, et plus particulièrement au Transperceneige, sa lutte des classes pensée à l’horizontale, comme une succession de tableaux illustrant l’indécence des nantis, toujours plus avides de conserver leurs richesses et leur pouvoir en privant la plèbe de tout le reste. La Plateforme chasse pourtant sur un autre terrain, bien plus nihiliste et amer encore, puisque son univers est régi par le hasard le plus cruel. Les chanceux du mois, qui à l’étage 4 ou 27 peuvent encore compter sur les restes des étages supérieurs, goûtent systématiquement le mois suivant au désespoir des étages inférieurs, au-delà du 150e, quand il ne reste rien sur les plateaux et que la faim vous pousse jusqu’à la folie. Le but de cette injustice programmée, qui pousse certains à adopter la « troisième » voie (ni en haut, ni en bas, juste en chute libre) ? Susciter chez les détenus une « solidarité spontanée », comme on l’apprendra en cours de route. Aussi illusoire que de trouver une once d’altruisme chez Donald Trump.
« La Plateforme aura surtout réussi à secouer une audience netflixienne guère habituée à un traitement aussi graphique de la violence. »
Nanti d’un petit budget qu’il exploite à son maximum (comme dans Cube, le décor unique peut représenter n’importe quel étage, moyennant quelques astuces d’éclairage), Galder Gaztelu-Urrutia se montre déterminé à marteler son message désespérant sur l’absence instinctive d’empathie de l’Homme, lorsqu’il est confronté à des privations impensables. Au fil des rencontres avec de nouveaux co-détenus, Goreng se laisse convaincre, comme le Don Quichotte qu’il lit nuit et jour, qu’il se doit de renverser l’ordre établi, ou au moins d’essayer d’instaurer un partage des ressources plus humain, en menaçant par exemple les détenus du dessous de déféquer dans le plateau s’ils ne se contentent pas d’une portion journalière classique. Mais impossible de convaincre ceux du dessus de faire de même. « Je ne peux pas chier par le haut », maugrée Goreng, ce qui restera pour sûr comme la réplique la plus drôle et cynique en même temps du film. Métaphores sartriennes mises à part, La Plateforme aura surtout réussi à secouer une audience netflixienne guère habituée à un traitement aussi graphique de la violence. Tentatives de viols, abondance de fluides, gros plans cafardeux, cannibalisme et passages à tabac s’enchaînent pendant 90 minutes et couperont autant l’appétit de tout spectacteur normalement constitué que les bruitages de « dégustation » façon La Grande Bouffe qui accompagnent chaque séquence de repas. C’est tout juste si Galder Gaztelu-Urrutia se permettra une dose d’espoir au terme d’un climax sanglant, avec une panna cotta déjà culte, et une fin ouverte devant laisser « le libre champ à notre imagination » (ce qui explique donc que beaucoup trouveront ça nul). Une pirouette facile pour clore un film qu’on peut qualifier de « petit malin », loin d’être subtil dans ses messages, mais qui réussit tout de même sans peine à marquer durablement les esprits. Ce qui suffit pour en faire un carton par les temps qui courent.