De tous les réalisateurs français expatriés, Jean-Jacques Annaud est sans doute celui qui a le plan de carrière le plus imprévisible. Le réalisateur était parti il y a cinq ans en Tunisie et au Quatar pour tourner son propre hommage à Lawrence d’Arabie, Or noir, film d’aventures raisonnablement épique et impressionnant, mais trop manichéen et simpliste pour véritablement convaincre. Cette fois, c’est en Chine et en Mongolie-Intérieure que le cinéaste, pourtant interdit de territoire pendant plusieurs années à cause de Sept ans au Tibert, s’est rendu, pour répondre à la commande du studio China Films. Le dernier loup s’avère donc, contre toute attente, être une commande, qu’Annaud, 71 ans, a rempli avec la passion, le panache et la volonté de fer qui le caractérisent. Le fait qu’il s’agisse d’une sorte de conclusion officieuse à sa trilogie animale après L’ours et Deux frères n’est que la cerise sur le gâteau.
[quote_center] »Jean-Jacques Annaud s’est interdit à 90 % d’avoir recours aux CGI pour ses nombreuses scènes animales. »[/quote_center]
S’il n’évoque pas grand-chose aux lecteurs français, Le totem du loup, unique best-seller de Jiang Rong, est pourtant un phénomène de société dans son pays d’origine. Comme le rappelle le film, il s’agit du livre le plus lu en République populaire depuis Le petit livre Rouge. Ce n’est pas un hasard. L’action de ce roman en partie autobiographique se déroule dans la foulée de la fameuse Révolution culturelle, en 1969, alors que les « jeunes instruits » de Mao sont envoyés aux quatre coins du pays-continent pour convertir chaque province aux vertus du nouveau régime. L’un d’eux, Chen Zhen (Shaofeng Feng, vu entre autres dans Tai Chi Hero et Detective Dee II), est envoyé en Mongolie-Intérieure avec son meilleur ami pour éduquer une communauté de bergers. Ces derniers vivent en communion avec la nature et au rythme des saisons, dans des contrées vierges à la beauté étourdissante et rugueuse. Bouleversé, Chen se prend d’amour pour cette culture, au point de vouloir élever lui-même l’un des animaux les plus sacrés de ces steppes : un louveteau. Dans le même temps, le représentant local du parti décide d’éradiquer toute la meute qui menace les élevages et l’installation des « colons ». Le futur, aveugle aux traditions, entame sa marche inéluctable…
Annaud, l’unique
À ce stade de sa carrière, c’est une lapalissade de le rappeler, mais Annaud n’est pas du genre à reculer devant un défi. Pour les besoins du Dernier loup, le réalisateur s’est interdit à 90 % d’avoir recours aux CGI pour ses nombreuses scènes animales. Chevaux, chiens et surtout loups ont une place prépondérante dans cette fable symbolique à plus d’un titre, et le cinéaste refusait, avec la confiance que ses précédents tournages lui donnaient, de se priver du côté « vivant » d’un tournage en dur avec une vraie ménagerie à sa disposition. Les loups ont donc été élevés pendant plusieurs années en captivité, spécifiquement pour le tournage. Plus de 200 chevaux ont été réquisitionnés. Et les caméras de l’équipe se sont installées durant plusieurs années sur les lieux mêmes de l’action.
De ces choix difficiles, intransigeants et presque fous, vu les conditions climatiques dans lesquelles Annaud a dû travailler, découle en retour une immersion totale, et ce dès les premiers plans, qui nous emmènent le temps du générique de la capitale vers les régions les plus reculées de la Chine, au-delà de la Muraille. Tout comme le roman qui a séduit des millions de Chinois, alors qu’il constituait aussi une critique virulente de cette même société, Le dernier loup offre à nos yeux parfois blasés une plongée sans commune mesure dans un univers peu exploré sur grand écran, avec des coutumes et une culture que le film s’échine à montrer comme des dommages collatéraux de la modernisation d’une nation. Le discours développé, farouchement écologique, est semblable à celui de Danse avec les loups : le titre français ne fait d’ailleurs pas mystère du dénouement vers lequel nous conduit l’épopée d’Annaud.
C’est dans la nature des Hommes…
Ce qui fascine Chen Zhen, et par ricochet le spectateur, c’est cette possibilité qui lui est enseignée, de pouvoir être véritablement en communion avec la Nature et ses habitants : l’ensemble fonctionne selon un ordre préétabli, qui lorsqu’il est bouleversé, crée le chaos et la confusion. Même s’il prend garde de ne pas humaniser ses « personnages » animaliers, Le dernier loup n’en adopte pas moins tous les contours de la fable morale : soutenues par la partition grandiloquente de James Horner, les séquences qui mettent en vedette la meute de loups sont montées de telle manière que leurs sentiments se passent de tout discours : gros plans zoomés insistants, plongées aériennes démontrant l’intelligence de leurs stratégies de chasse, champs / contrechamps révélateurs… L’irruption de l’homme dans leurs habitudes de vie déclenche, comme une avalanche de dominos, une série d’événements dont ils sont victimes par la force des choses.
Ce tiraillement entre le réflexe dominateur de l’Homme et son besoin d’intégrer un monde en harmonie avec son mode de vie, habite un héros pas exempt de reproches. Chen Zhen s’attache en effet à son louveteau au point d’y perdre une partie de son âme, et précipite malgré lui, par son entrain et sa curiosité, plusieurs événements dramatiques. La leçon est limpide : si elle nous fascine, la Nature ne peut malgré tout être soumise à notre volonté. Dans le cas présent, peu importe qu’il s’agisse de l’histoire tourmentée d’un pays plongé dans une révolution culturelle aux conséquences imprévisibles : le propos d’Annaud est universel, et aussi clair dans son discours que pouvait l’être L’Ours.
Au plus près de la meute
Malgré ses thématiques un brin simplistes, et l’évolution téléguidée de personnages cantonnés à des fonctions dont ils ne peuvent que rarement s’écarter (le meilleur ami déboussolé, l’amour impossible, le vieux mentor symbole d’une époque révolue…), Le dernier loup s’avère être un film aussi captivant que spectaculaire. Déjà mentionné, le dépaysement procuré par le décor n’est pas étranger à cette impression grisante de partir nous aussi à l’aventure, au plus près de loups filmés comme de nobles créatures mystiques, pleines d’ingéniosité. Sans aucun doute laborieuse, la préparation au tournage dantesque du film, en extérieur et à des températures qui frisaient parfois les -30 degrés, a payé au centuple au vu des plans emmagasinés par Annaud et son chef opérateur Jean-Marie Dreujou.
D’une beauté virginale, au sens premier du terme, certains de ces plans sont de petits miracles qui impriment instantanément la rétine. En témoigne notamment et surtout la séquence où un troupeau de chevaux est chassé de nuit, en pleine tempête, par des loups, alors que plusieurs cavaliers tentent d’éviter le pire. Brutal, affreusement épique et monté au cordeau, ce morceau d’anthologie de plus de six minutes justifie à lui seul la vision du Dernier Loup sur grand écran. C’est la démonstration de force la plus puissante du film, qui n’est par ailleurs pas avare en visions inoubliables, comme ce lac de glace meurtrier, cette chasse aux gazelles observée de loin par un Chen Zhen devenu l’espace d’un instant le cousin de Kevin Costner, ou la grande traque finale, qui arrachera même des larmes aux bergers les plus remontés de la frontière savoyarde. Moins qu’un prédateur cinégénique, le loup est vu dans tous ces moments comme le symbole définitif d’un monde sauvage que les hommes doivent craindre et préserver en même temps. Que ce dernier s’échine à ne pas remplir ce devoir est triste : c’est pourtant la morale mélancolique de cette aventure ébouriffante signée par Jean-Jacques Annaud, qui ne nous avait pas autant impressionné depuis, au bas mot, Stalingrad.
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Le dernier loup (Wolf Totem)
De Jean-Jacques Annaud
2015 / Chine-France / 121 minutes
Avec Shaofeng Feng, Shawn Dou, Ankhnyam Rachaa
Sortie le 25 février 2015
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