Les lignes courbes de Dieu : enquête au-dessus d’un nid de coucou
Le réalisateur Oriol Paulo livre avec Les lignes courbes de Dieu un nouveau thriller hitchcockien délicieusement tortueux.
Entre Oriol Paulo et Netflix, c’est une belle petite histoire d’amour qui continue. Le scénariste et réalisateur, intronisé maître du suspense espagnol en moins d’une décennie, a vu pendant un temps son deuxième long-métrage, le brillant L’accusé (Contratiempo en VO), être disponible sur la plateforme, avant que n’y débarquent en exclusivité son film suivant, Mirage (variation convaincante sur le thème de Fréquence Interdite) puis la série Innocent, adaptée par ses soins du roman de Harlan Coben. En 2022, c’est avec une nouvelle adaptation littéraire que ce fan proclamé de Clouzot et Alfred Hitchcock est revenu dans les salles ibériques… et sur Netflix en France : celle du roman Les lignes de courbes de Dieu écrit en 1979 par Torcuato Luca de Tena, et porté une première fois à l’écran en 1983, au Mexique. Cet héritage littéraire permet de passer outre l’inévitable rapprochement avec le thriller gigogne de Martin Scorsese, Shutter Island, pour se concentrer sur cette enquête au cœur d’un hôpital psychiatrique, où l’enquêtrice elle-même n’est pas forcément la plus fiable des narratrices.
Observez attentivement
Oriol Paulo nous demande, avant toute chose, d’être attentif. Les lignes courbes de Dieu nous place en effet d’entrée dans une position inconfortable en mettant sur un pied d’égalité Alice (Barbara Lennie, vue dans El Reino, L’accusé et La nina de fuego), internée dans un hôpital psychiatrique isolé sur un plateau montagneux, et le corps médical présent sur place. Celui-ci doit jauger de la santé mentale de sa nouvelle patiente, que son médecin présente dans une lettre comme brillante, manipulatrice et atteinte de paranoïa aiguë. Mais cette lettre est un leurre : Alice est une détective privée qui a trouvé là un moyen d’enquêter sur la mort d’un patient classée comme un suicide. La jeune femme, tout en se liant d’amitié avec plusieurs pensionnaires de l’hôpital, ne tarde pas à fouiner dans les archives du maître des lieux, le docteur Alvar (Eduard Fernandez). Quitte à donner des armes à ce dernier pour la discréditer et la garder enfermée, pour de bon…
« L’élégante et fascinante Barbara Lennie incarne
une héroïne insondable aux multiples visages. »
Remettre en cause le rapport de confiance que l’on établit, tacitement, avec le représentant de l’autorité dans une fiction criminelle, est un tour de passe-passe jouissif auquel de nombreux romanciers et cinéastes ont eu recours. Malgré sa sortie sans fanfare sur Netflix pendant les fêtes de fin d’année, Les lignes courbes de Dieu (expression qui désigne en fait les malades mentaux, opposés aux « lignes droites » que seraient les personnes saines d’esprit) a vite passionné les spectateurs de la plateforme et suscité les débats, justement parce qu’il les place dans une position d’observateur actif et, redisons-le, attentif. Oriol Paulo, avec la virtuosité technique d’un vétéran du genre, est passé maître dans l’art de semer des indices à l’écran tout en brouillant les pistes en usant d’un montage savant. Comme un magicien nous maintenant dans le brouillard en agitant les mains, le réalisateur utilise les montages alternés, les flash-backs subjectifs (et donc possiblement mensongers, façon Le grand alibi), voir même les détours hallucinatoires, pour complexifier ce qui pourrait être sans cela un récit d’une limpidité déconcertante. La durée fleuve du film est un indice de la méticulosité et du temps que le cinéaste se donne pour bâtir un récit où l’ambiguïté est reine, le doute permanent, et le mystère à son comble.
L’insaisissable vérité
Les lignes courbes de Dieu peut, pour supporter cet entrelacs de fausses pistes, de doubles rôles et de temporalités malmenées, se reposer sur un production design et des décors opulents et criants de vérité, un montage savant sans fausse note, ainsi que sur le métier d’un casting homogène, dominé par l’élégante et fascinante Barbara Lennie. Elle incarne une héroïne insondable, dont les multiples visages correspondent à autant de versions possibles de la « vérité ». La mécanique, visible, de manipulation du spectateur, est tellement obsédante qu’elle finit par reléguer au second plan certains personnages ou incohérences (pourquoi par exemple Ignacio, patient confident d’Alice, est-il interné pour une maladie allergique qui n’a rien à voir avec son état mental ?).
Seules comptent les questions, nombreuses, qui s’accumulent au fur et à mesure que la parole et les motivations d’Alice sont contredites ou confirmées. Est-elle dans son droit d’enquêter ou a-t-elle conspiré contre son riche mari ? Ou les deux ? Ou aucun des deux ? Oriol Paulo refuse de nous laisser trancher en toute tranquillité, sans doute pour rappeler que l’être humain est une créature complexe, qui ne se résume pas à une simple ligne courbe ou droite. Que vous soyez frustré ou mystifié par ce twist dépend de votre envie de ranger Alice dans une case – n’est-ce pas au final plus savoureux de la laisser vagabonder dans votre imagination, au gré de vos raisonnements ?