L’Ombre Rebelle : la rage dans la peau
Le réalisateur Timo Tjahjanto (The Night Comes For Us) pousse encore le film de baston dans ses retranchements avec l’ultra-brutal L’Ombre Rebelle.
Si l’atomisation et le démembrement des corps au cinéma étaient une science, Timo Tjahjanto l’enseignerait sûrement à l’université. Le réalisateur indonésien de L’Ombre Rebelle (The Shadow Strays en VO), qui fut brièvement la moitié des « Mo Brothers » le temps de plusieurs films d’horreur, s’est fait remarquer sur la scène internationale avec Headshot puis, surtout, avec The night comes for us sur Netflix, en 2018. Deux films d’action qui avaient en commun d’avoir au casting la nouvelle star Iko Uwais, héros de la saga The Raid. Tjahjanto évoluait du coup dans l’ombre de la saga maximaliste de Gareth Evans, mais a imposé malgré tout son style à la fois ultra-brutal, cinétique, malmenant les chairs avec une imagination masochiste confinant au malaise. Pour résumer les choses, le cinéma de Timo fait viscéralement mal, mais il le fait avec une efficacité et une assurance telle, que si le spectateur averti a l’estomac pour l’encaisser, le résultat finit par s’avérer mémorable.
Ninjas, rédemption et avalanche de gnons
Ce qui est certainement moins mémorable dans sa filmographie, ce sont les scripts. Et L’Ombre Rebelle, malgré sa durée totalement déraisonnable (plus de 2h20 !) ne fait pas exception : l’intrigue a beau louvoyer entre le Japon (le temps d’une séquence inaugurale qui nous renvoie au souvenir de Kill Bill tout en servant d’avertissement carabiné aux regards sensibles), Jakarta et le Cambodge, elle reste d’une maladive simplicité. L’héroïne, au nom de code 13 (Aurora Ribero, d’autant plus impliquée qu’elle n’est en rien une artiste martiale à la base), a été formée toute son adolescence pour être un assassin quasi invincible : un membre de l’ordre secret des Ombres, qui remplit ses missions avec sa boss Imbra, utilisant toutes les armes à sa disposition et des tenues pare-balles façon ninja pour éliminer ses cibles. Revenue pour un temps à sa vie civile, 13 est piégée avec ses traumatismes d’enfance et se rapproche de son jeune voisin, un ado victime d’un syndicat mafieux très vicieux. Après à peine un bol de soupe partagé, la tueuse et l’enfant, tous deux sans parents, sont inséparables. Alors quand le garçon disparaît, 13 va remuer ciel et terre pour le retrouver. Ce qui revient dans le cas présent à laisser une pelletée de cadavres derrière elle…
« L’intrigue a beau louvoyer entre le Japon, Jakarta et le Cambodge, elle reste d’une maladive simplicité. »
Des tueurs professionnels atteints d’une soudaine mélancolie qui se prennent d’amitié pour un innocent, le cinéma de genre nous en a déjà servi par centaines ces dernières décennies, de The Killer à Léon en passant par The Man from Nowhere. Sans doute conscient que cette « idée » constituerait un prétexte plutôt faiblard pour donner du liant à ses scènes de combat, cœur battant et raison d’être de L’Ombre rebelle, Tjahajanto a superposé une deuxième couche narrative : la rébellion de 13 contre l’ordre secret des Ombres qui l’a embrigadé – ce qui nous fait deux idées de script faiblardes pour le prix d’une. Mais au moins, cela justifie l’abondance de personnages secondaires : une galerie de tueurs sadiques et de politiciens corrompus (et parfois les deux à la fois) qui vont tour à tour servir de punching balls humains à la tueuse surentraînée, dans des joutes sans limites en forme d’exutoire pour une héroïne confrontée à l’asservissement et à l’injustice.
Cette rage qui exhale de chaque plan de L’Ombre rebelle constitue tout le projet artistique et thématique de Tjahjanto, qui semble à chaque nouvelle salve de coups vouloir surpasser ses précédents efforts. Ce fan évident de John Woo creuse un sillon reconnaissable, avec des morceaux de bravoure chorégraphiés et « anglés » pour obtenir un maximum d’impact, que le champ d’action se limite à des toilettes ou à un immense hangar où l’enfer se déchaîne lorsque 13 perd son unique raison d’espérer. Il ne suffit pas de poignarder un méchant pour s’en débarrasser ici : il faut si possible lui casser quelques os, transpercer ou brûler son visage ou couper quelques membres pour bien faire passer le message. C’est excessif en tous points, invraisemblable (dans le vrai monde, 13 serait abattue ou mise à terre en quelques secondes, si les figurants interchangeables qu’elle affronte savaient viser ou attaquer tout en même temps) et souvent épuisant. Mais dans son domaine et pour peu que sa durée ne vous effraie pas, L’Ombre rebelle plane, par cette générosité portée en étendard et le soin maniaque apporté à sa confection, au-dessus de la concurrence cette année.