Oscars 2022 : Coda grille la politesse à Netflix
Au terme d’une cérémonie (presque) sans surprise, Coda est devenu le premier DTV à obtenir l’Oscar du Meilleur Film. Révolution.
C’était écrit depuis quelques semaines, et l’enchaînement de prix reçus dans les cérémonies pré-Oscars, de plus en plus nombreuses – et qui contribuent chaque année à tuer un peu le suspense, soit dit en passant. Dans la nuit du 28 mars, le remake américain de La Famille Bélier, Coda, a donc remporté comme attendu l’Oscar du Meilleur Film, aux dépens entre autres du – formidable – West Side Story de Spielberg, de Dune, Nightmare Alley ou The Power of the Dog. Le faux western de Jane Campion a vu sa réalisatrice récompensée juste avant. Les deux longs-métrages étaient les favoris de la soirée et ont en commun, de n’être pas sortis du tout au cinéma en France (le film de Campion a eu droit à une sortie limitée aux USA et dans certains pays). Coda a été acheté pour 25 millions de dollars par AppleTV+, The Power of the Dog est produit par Netflix.
Indépendamment de leurs qualités, le fait qu’ils repartent avec les statuettes les plus prestigieuses de la cérémonie est une révolution, un signe des temps ou une catastrophe, suivant votre point de vue. L’Histoire retiendra peut-être autre chose de cette 94e cérémonie, que ce soit la torgnole assénée en direct par Will Smith à Chris Rock pour une mauvaise blague ou la scandaleuse relégation de huit remises d’Oscars importants (musique, photo, VFX…) à une sous-cérémonie hors direct, qui n’a même pas permis de raccourcir la durée du spectacle. Mais le point de bascule est là, évident : la narration ne tourne plus autour de Netflix et de ses millions dépensés en marketing pour agripper ce précieux Oscar du Meilleur Film – raté par Roma, puis The Irishman, puis donc The Power of the Dog. Grâce au hold-up réalisé par Apple, l’Académie entérine, avec du retard, le fait que les films ne sont plus distribués et consommés de la même manière.
Surtout, les films qu’elle récompensait traditionnellement (des drames de prestige pour adultes, pour faire très court) ne font plus recette sur grand écran – on a pu mesurer le fossé avec le grand public à l’occasion de la remise de prix du public qui récompensaient des blockbusters super-héroïques comme Spider-Man : No Way Home. Ils sont donc boudés par Hollywood, mais pas par Ted Sarandos et ses concurrents. Les grands artistes, les grands acteurs se retrouvent tous désormais dans le giron des plateformes, qui offrent un boulevard à ceux que les studios traditionnels ont évincé au profit des franchises interminables tournées sur fond vert. Coda est la traduction littérale, implacable, de ce changement d’époque.
Petit écran, petits Oscars ?
Il est difficile de savoir combien de personnes ont été touchées par Coda, sachant qu’AppleTV+ est la moins populaire des grosses plateformes de streaming américaines, loin derrière Netflix, Prime, Disney+ ou même HBO Max. Il est même difficile de savoir si ce remake plaît au-delà du cercle de Hollywood et des critiques anglo-saxons. Mais cette discussion n’aurait pas lieu d’être si West Side Story (gros échec en salles) ou Dune (11e plus gros succès mondial de 2021) avaient raflé la mise. Le film est là, disponible pour tous ceux qui le souhaitent – seulement, personne chez vous ne le verra en salles, et ce constat risque de faire rager un peu plus les tenants d’une certaine tradition, ceux pour qui un film ne gagne ses galons de film que s’il passe à travers les rouages d’un projecteur. L’expression Direct-to-Video, ou DTV, constamment utilisée sur ce site, et pour cause, a longtemps signifié et continue de signifier pour certains que l’on a affaire à du cinéma de seconde zone, peu digne de tapis rouges et d’accolades entre stars. Le DTV, désormais, est synonyme d’Oscar.
« La salle de cinéma n’est plus une religion pour ces Oscars. »
Rappelons que Coda, dont les producteurs français (cocorico !) sont les mêmes que ceux de La famille Bélier, a été conçu au départ comme un film de cinéma, dont la fin de tournage, puis la vente et la distribution, ont été durement impactées par le Covid. Sans confinement, le film serait peut-être sorti au cinéma. Mais AppleTV+ n’aurait alors pas mis sa force de frappe financière au service du film et nous ne serions pas là à parler de son prix, mais de celui de The Power of the Dog. Et le constat redeviendrait le même : la salle de cinéma, tout comme le pays d’origine ou le genre du film, n’est plus une religion pour ces Oscars cherchant de manière souvent chaotique à rester en phase avec les cinéphiles ET le grand public. Le prestige est bien là. La taille de l’écran concerné, elle, devient désormais un vaste point d’interrogation. « Nobody knows anything anymore », comme l’a bien résumé l’acteur et réalisateur Mark Duplass sur Twitter.