Roma : un film-monde intime et splendide

par | 14 décembre 2018

Sur grand comme sur petit écran, Roma est un sommet de mise en scène. Une œuvre majestueuse, presque trop, portée par la stupéfiante inventivité d’Alfonso Cuaron.

Pour le meilleur et pour le pire, il est devenu impossible d’aborder Roma en faisant abstraction des « complications » qui ont entouré sa distribution sur Netflix. C’est bien simple : ce qui s’est joué autour du nouveau film d’Alfonso Cuaron a ressemblé, dès le moment où le long-métrage s’est vu refuser une sélection cannoise puis a gagné le Lion d’Or à Venise, à une bataille d’Hernani numérique. Aucun autre film n’a été au centre d’autant d’articles en 2018, d’autant de prises de position tranchées, d’avis informés ou péremptoires, d’éditos ou de déclarations d’amour lyriques. Tous tournant autour de la même question : comment concilier la vision d’un auteur ayant clairement affirmé avoir pensé son projet pour le grand écran et une distribution mondiale quasi-exclusivement tournée vers le streaming, donc l’écran de votre télé ou de votre ordinateur ?

Tous les avis mènent à Roma

Il est tentant de penser que la plupart des abonnés Netflix qui ne pourront découvrir le résultat dans une salle obscure (c’est-à-dire tous les Français, à moins d’être parisien et au courant des projections privées et/ou gratuites qui s’organisent ici et là) ne se poseront même pas la question. Il est même d’usage d’imaginer que ces mêmes téléspectateurs n’auraient pas fait l’effort de payer leur ticket si Roma, film d’époque en noir et blanc dont la seule « force de vente » consiste à apposer la mention « Par le réalisateur oscarisé de Gravity » sur l’affiche, avait bénéficié de la sortie classique voulue par ses ardents défenseurs. L’intensité du débat entourant Roma vient du fait que nous n’aurons jamais de réponse à ces questions. Distribué en salles dans 40 pays pour environ 500 écrans, le film est devenu une glorieuse exception, une œuvre que l’on ne peut ignorer et sur laquelle tout le monde veut se faire son avis (qui commence si possible par la phrase « Il doit ABSOLUMENT être vu sur grand écran »). C’est un coup gagnant pour Cuaron, si l’on y réfléchit bien, qui livre avec les moyens que lui permet son statut le plus spectaculaire film intimiste qui soit : une célébration lyrique d’un quotidien proustien transfiguré ; un récit autobiographique parcellaire, qui n’aurait peut-être pas touché autant les consciences, si les polémiques sur la façon de le découvrir n’avaient été si vives et constantes.

Pour Roma, Cuaron délaisse la solitude spatiale de Gravity pour une évocation plus terre-à-terre et à la fois plus évanescente de son enfance à Mexico au début des années 70, dans le quartier populaire de Roma. En retournant sur les lieux, le réalisateur a voulu fouiller, de manière méthodique et obsessionnelle, dans ses souvenirs, pour construire un récit fait de petits riens et de grandes tragédies. Une chronique vibrante de moments intimes, alternant sans couture apparente avec la représentation tumultueuse d’une société où le patriarcat, le mépris de classe et l’autoritarisme d’État conspirent pour mettre à mal les envies d’émancipation d’une petite famille. Cette famille, bien sûr, reproduit celle du petit Alfonso, qui n’est qu’un enfant parmi d’autres dans une narration privilégiant le point de vue de l’une des deux domestiques de la maison, Cleo (magnétique révélation Yalitza Aparicio, actrice non professionnelle comme 95 % du casting de Roma).

De l’anodin au cosmique

Cleo vit dans la dépendance près de la demeure cossue d’une famille bourgeoise, où vivent Sofia (Marina de Tavira), son mari, leurs quatre enfants, la belle-mère et un chien encombrant. Elle travaille du matin au soir pour s’occuper des petits, préparer les repas, faire la lessive, nettoyer les crottes dans l’allée (une tâche qui n’a jamais paru aussi fascinante à l’écran)… Bref, pour faire tenir debout une maisonnée qui vacille au moment où le père de famille, déjà peu présent, quitte définitivement le domicile et laisse Sofia dans la détresse, le déni et la colère. Cleo, elle, doit composer avec une grossesse imprévue et un futur père loin d’être idéal. Les remous du destin font tanguer le petit groupe, de plus en plus uni pour faire face à ce que la vie leur réserve…

Entraperçu dans sa bande-annonce, le générique qui ouvre Roma condense en quelques minutes les éléments qui vont élever le film vers des cimes artistiques impressionnantes. C’est un plan-séquence d’une imparable et complexe fluidité, qui s’attarde sur le sol que Cleo nettoie avec application, et fait entrer le reste du monde par un coin du cadre (le passage d’un avion, reflété dans une flaque d’eau) pour instaurer un jeu sur les échelles fascinant, où l’anodin et le cosmique cohabitent dans une joyeuse danse. On savait Cuaron adepte des plans-séquences, Roma en est de fait constellé : à coups de panoramiques circulaires et de travellingslatéraux d’une sidérante précision, il explore à chaque fois en quelques plans des décors ressemblant à des paysages mentaux, aussi évocateurs que surréalistes. Ici un terrain de foot écrasé de lumière, transformé en lieu d’entraînement bizarroïde pour les milices qui materont les manifestations d’étudiants de 1971. Là, l’intérieur d’un cinéma semblant s’étendre à l’infini vers l’écran diffusant La grande vadrouille. Au centre de chaque vignette, Cleo est comme parachutée d’un univers clos à un autre, à la fois témoin et actrice d’une histoire qui s’écrit grâce et en dépit d’elle-même. Le cinéaste accompagne, à travers une caméra ostentatoire, l’évolution de cette femme à la résilience innée, incarnant une forme presque transcendantale d’innocence, mais n’en fait pas pour autant une narratrice à part entière.

Une tétanisante beauté

Le génie de Roma tient d’ailleurs dans cette mise à distance à la fois naturaliste et complètement calculée, qui évoque autant Orson Welles que le cinéma russe, et transforme chaque instant de vie en précipité poétique d’une bouleversante splendeur. On pense ainsi à ce travelling longeant les rues enfumées de Mexico, à ce Réveillon chez les bourgeois baigné d’une lumière forestière, dégénérant en incendie apocalyptique, ou cet accouchement, filmé en une seule prise, où joies et pleurs se confondent en silence. À chaque fois, on est tétanisé devant autant de beauté et de maîtrise de la part du metteur en scène mexicain, devenu pour l’occasion son propre directeur de la photographie. Cela s’avère à double tranchant : l’émotion cède à de nombreuses reprises la place à l’ébahissement technique, comme si la perfection de l’illustration devenait plus importante encore que ce qui se joue dans le cadre. C’est d’autant plus dommage que Roma est l’un de ces rares films où les images en disent plus que les dialogues, où le montage est une note d’intention en soi : le rôle symbolique rempli par la voiture du mari volage de Sofia est par exemple prépondérant, tout comme les quelques regards caméra de Cleo.

Merveille de technicité, cristallisant dans un écrin chromatique intemporel une époque à la fois fantasmée et recréée dans ses moindres détails (Cuaron a été jusqu’à emprunter des centaines d’objets à ses proches pour reconstituer fidèlement « sa » maison d’enfance), Roma éblouit également par la richesse de son design sonore. Autant que l’ampleur de ses cadres larges et sa photo dévoilant une variété de textures affolante à chaque nouvelle séquence, c’est l’un des éléments du long-métrage qui justifie pour certains une vision au cinéma. De ce côté-là, difficile d’argumenter : reprenant le format Atmos de Gravity, Cuaron a construit un paysage sonore entièrement intra-diégétique, inondant le hors-champ de conversations, bruits de klaxon, cris d’enfants ou de fanfare, pour nous immerger un peu plus dans sa fiction. Une véritable expérience qui ajoute au sentiment de totale immersion procuré par cet impressionnant film-monde fragile et insaisissable, énamouré et passionné, qu’Alfonso a dédié à la domestique de la famille Cuaron dont est inspirée Cleo, Liboria Rodriguez.