À 72 ans, alors qu’il déclare à répétition en interview que ses « meilleurs films » sont sans doute derrière lui, qu’est-ce qui pousse Brian de Palma à se démener comme un beau diable pour retourner derrière la caméra ? Du Dahlia Noir, co-production au tournage houleux, reste le souvenir d’un polar catastrophique, rempli d’erreurs de casting et handicapé par une adaptation confuse et un rythme lympathique. Redacted, bien que plus ambitieux dans son propos, et conforme à l’obsession du réalisateur pour la question du point de vue et de la collusion entre vérité et mensonge au sein d’une même image, enfonçait de son côté des portes ouvertes et s’est fait laminer par les critiques. C’était il y a presque six ans. Passion a donc tout du film de revenant, de l’ex-maître en pré-retraite s’offrant un dernier caprice (à 30 millions de dollars, tout de même) avec un remake du Crime d’amour d’Alain Corneau, boosté au rang de « thriller sulfureux » comme à la grande époque des Pulsions et autres Body Double. Par certains aspects, Passion semble être effectivement d’un autre temps, ridiculement premier degré et surdramatisé. Pour le meilleur et pour le pire, De Palma continue à faire du cinéma comme il l’entend.

Comme dans l’ultime film de Corneau, Passion se déroule au sein de la filiale berlinoise d’une grande agence de publicité. Christine est à la tête de l’entreprise : calculatrice, opportuniste et un brin perverse, elle a mis de son côté son assistante Isabelle, plus renfermée mais quelque peu séduite par cette femme de pouvoir, à qui elle confie son idée de campagne marketing. Une campagne dont Christine s’attribue la paternité, déclenchant dans la foulée un duel impitoyable entre les deux femmes, désormais prêtes à tout pour dominer l’autre. Pendant ce temps, Dani, la secrétaire, observe leur petit jeu à distance…

Femmes fatales

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Ce qui frappe en premier lieu dans Passion, dès les premières séquences détaillant sans imagination des lofts et bureaux luxueux et clinquants, c’est l’aspect inhabituellement clinique de l’image, pourtant imaginée le chef op’ d’Almodovar, José Luis Alcaine. Ces décors tristement dépouillés, ce calme plat dans le découpage, dans les champs / contre-champs très scolaires qui s’enchaînent, laissant les acteurs de manière assez peu flatteuse isolés au milieu du cadre, tout cela pourra choquer les connaisseurs du cinéma de De Palma. L’esthétique très « téléfilm TNT » de Passion, fidèle en cela à son modèle français, est sans doute sa première béquille, son premier pied branlant sur lequel s’appuieront les plus farouches détracteurs de l’œuvre pour la démolir en bonne et due forme. Le virtuose derrière Blow Out et L’Impasse a-t-il donc définitivement perdu la main, après ces années d’inactivité ? Pourtant certains signes ne trompent pas, certains détails, durant une première partie aussi clairement anonyme et pantouflarde, sont disséminés comme autant d’apartés fétichistes, posés là comme autant de symboles. Des chaussures à talon d’un rouge flamboyant, une écharpe d’un blanc virginal, une ceinture-gode que la brune Isabelle observe avec un regard à la fois circonspect et intrigué, un masque blanc que la blonde Christine a sculpté à partir de son propre visage, et que son amant doit porter lorsqu’il lui fait l’amour… Sans compter la fameuse campagne marketing, qui à l’écran prend la forme d’un spot ridiculement cheap, mais qui dans les faits parle des regards pervers que les hommes lancent dans la rue à un derrière féminin moulé dans un jean.

Le voyeurisme, le désir, l’attrait pour l’interdit : De Palma semble ne vouloir parler que de ça, au mépris de toute autre considération technique ou artistique (on passera sous silence l’interprétation globalement catastrophique et polarisante du trio d’actrices, comme du mâle castré joué par Paul Anderson). La figure du double, vue comme un surmoi narcissique, réapparait forcément dans ce cadre, renvoyant à Body Double autant qu’à Sisters. Le saphisme glacial évoque lui Femme Fatale : désormais septuagénaire, De Palma semble passer de cette manière en revue, avec une déférence coupable, son propre catalogue cinématographique. Redite, suffisance : on pourrait critiquer avec des mots encore plus durs ce choix passéiste, mais il est tout de même assez rare de croiser un cinéaste creusant avec autant d’obstination le sillon de ses obsessions, fussent-elles abordées avec plus d’énergie et d’à-propos dans sa jeunesse.

L’image devient mensonge

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Artificiel et surjoué, Passion l’est pendant une bonne heure, multipliant les invraisemblances (le mode de fonctionnement de la fameuse entreprise, la relation amoureuse instantanée entre Isabelle et le bien-nommé Dirk) en même temps qu’il anesthésie le spectateur. Désarmé par une intrigue, un tempo et une approche des nouvelles technologies (Youtube est une arme ! Les portables sont partout ! Au secours, où est passée mon intimité !) tout droits sortis des années 90, le néophyte sera encore plus interloqué à mi-parcours, quand la cassure, esthétique et narrative s’opère au moyen d’un split-screen dont De Palma a le secret. L’écran partagé, cette trademark déclarée du cinéma depalmien, acquiert ici une dimension perverse : de manière peu subtile, il s’agit ici de piéger l’audience en mentant sur l’origine et la direction des regards. D’un côté, Isabelle assistant à un opéra de Debussy, de l’autre Christine attendant un amant mystérieux chez elle, avec une issue qu’on devine tragique. Tout n’est ici que regards caméra, travellings sinueux, grandiloquence calculée. Les danseurs, Isabelle, Christine, tous observent, fébriles, la réaction de la salle, c’est-à-dire, nous, spectateurs pris à parti. Que croyez-vous avoir vu ? Qui existe dans ce hors-champ-de-vision ?

[quote_center] »Le voyeurisme, le désir, l’attrait pour l’interdit : De Palma semble ne vouloir parler que de ça, au mépris de toute autre considération technique ou artistique… »[/quote_center] Pas de panique : Passion ne bascule pas à ce moment dans le cinéma expérimental. Mais il acquiert sa véritable raison d’être, l’intrigue voyageant à partir de ce moment dans un ailleurs fictionnel où les repères entre rêve et réalité s’estompent, à l’image de ce fabuleux raccord où l’on comprend qu’Isabelle, incarcérée, se réveille chez elle en croyant sortir d’un mauvais cauchemar, alors qu’il s’agit là aussi d’un rêve, et qu’elle est bel et bien en train de dormir en prison. Pour souligner au marqueur rouge ce changement tonal, Alcaine plonge chaque image dans une pénombre striée de rais de lumières hitchockiens, le surjeu de Noomi Rapace, dont le visage anguleux se prête plus aux personnages torturés que glamour, trouve enfin une véritable justification. Surtout, la musique jusque là méchamment décalée de Pino Donaggio trouve dans cette montée de suspense une excuse facile pour se déchaîner comme il se doit. Passion ne nous parle alors plus de désir, mais du pêché et de ses conséquences. Le suspense téléphoné de ce dernier tiers, qui nous montre les policiers berlinois comme de bien naïfs enquêteurs, fait ressurgir les fantômes de Pulsions comme du Basic Instinct de Paul Verhoeven (bon exemple de cinéaste travaillé par les motifs hitchcockiens mais qui n’a jamais lui été accusé de copieur). De Palma se réveille, un peu tard pour véritablement rattraper ses errances de la première heure, en brodant autour d’un montage alterné – avec escalier en spirale inclus – une grande scène de suspense finale, avant de lâcher un dernier twist roublard. Un dernier plan malpoli, presque cynique (voir l’insistance avec laquelle s’affichent les mots « The End »).

Cette Passion-là a beau être bancale, maladroite et parfois inodore, cette fin a le mérite de montrer à quel point De Palma est conscient de la trivialité de ses artifices. C’est dans cette provocation sous-jacente, naïve mais sincère, que se niche la véritable richesse d’un film particulièrement fragile. Vu la tournure prise par la carrière de l’auteur de Snake Eyes ces dernières années, ce n’est pas une si mauvaise nouvelle.


[styled_box title= »Note Born To Watch » class= » »]
Troissurcinq

Passion
De Brian de Palma
2012 / France-Allemagne / 101 minutes
Avec Rachel McAdams, Noomi Rapace, Paul Anderson
Sortie le 13 février 2013
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