C’est le pire drame auquel peuvent être confrontés deux parents : la disparition subite, l’évaporation presque, de leur enfant. Dans Prisoners, c’est au moment de Thanksgiving que l’impensable survient : deux petites filles, Anna et Joy, partent jouer pendant que les adultes finissent le repas… et sont alors introuvables. Le détective Loki (Jake Gyllenhall) est assigné à l’enquête, et finit par arrêter un suspect, Alex Jones (Paul Dano), un handicapé mental retrouvé sous une pluie battante au volant d’un camping-car qui rôdait dans le quartier. Effondré mais plus que jamais motivé pour retrouver sa fille vivante, Keller (Hugh Jackman), le père d’Anna, se révolte au moment où Alex, faute de preuves, est relâché. Alors que Loki poursuit ses investigations tant bien que mal, le père de famille décide de prendre lui-même les choses en main, quitte à franchir la frontière qui le sépare de l’illégalité…
L’unanimité critique qui s’est formée autour d’Incendies, le précédent film du Canadien Denis Villeneuve, laissait augurer de belles choses pour son passage à la moulinette hollywoodienne. Rien, pourtant, ne permettait de présager une réussite aussi éclatante que ce Prisoners venant nous rappeler, dans une époque dominée par les procedurals télévisuels aussi prémâchés qu’inodores, à quoi peut ressembler un vrai thriller de cinéma, maîtrisé de la première à la dernière image. Même si son sujet n’est en rien proche du film de serial-killer, il est aisé de comprendre pourquoi des œuvres comme Le silence des agneaux ou Seven sont évoquées, aux côtés de Mystic River, en guise de comparaison avec Prisoners. Profondément adulte, bousculant les idées préconçues autour de la justice, de l’auto-défense et des dérives qu’elle fait naître (un thème qui trouve une résonance particulièrement frappante en France actuellement), tout en maintenant pendant 150 minutes (!) une tension et un suspense à couper à la scie, Prisoners réunit en effet tous les ingrédients d’un classique en devenir, ou tout du moins d’un film noir incontournable.
L’aveu, à tout prix
Le film fonctionne selon plusieurs niveaux d’interprétation. En surface, il s’agit de suivre une enquête d’autant plus intrigante que Villeneuve s’attache à la fois au travail du détective Loki, un solitaire et un entêté aux tics faciaux bizarres, aux tatouages ésotériques et au passé en pensionnat vaguement effleuré, et à la détresse des Keller et de leurs amis, qui abordent ce drame impensable de manière très différente. Alors que Grace Dover (Maria Bello, cantonnée dans un trop simple registre) sombre une dépression catatonique, et Franklin (Terrence Howard, qu’on avait pas vu aussi juste depuis longtemps) et sa femme Nancy (Viola Davis) dans un silencieux désespoir, Keller, grand amateur de chasse et survivaliste en puissance – son atelier ressemble plus à un abri anti-atomique qu’à un garage – fulmine comme un animal enragé. Hugh Jackman, bloc de muscles soutenant un visage qui peut se faire d’un coup fragile et désemparé, s’avère un choix idéal pour ce rôle physique et démonstratif, menaçant plus d’une fois de verser dans la caricature redondante d’Américain réac, ou pire, dans le numéro d’acteur.
Derrière un canevas a priori assez classique, le script d’Aaron Guzikowski (Contrebande) cache plusieurs couches de sous-intrigues et de thématiques inattendues, qui se révèlent dès que Keller décide d’avoir recours à la manière forte pour extirper des aveux de la bouche d’Alex Jones. Impossible, dès lors que ce représentant souriant de la classe moyenne recourt à la torture pour « sauver les siens », de ne pas y voir une métaphore de l’Amérique va-t’en-guerre pratiquant systématiquement à Gantanamo, en Irak ou en Afghanistan le « waterboarding » pour parvenir à ses fins. Car, plus que la méthode, brutale et de plus en plus extrême, c’est la justification même des actes de Keller que Prisoners pointe du doigt. Et si, comme Franklin le lui rappelle plusieurs fois, Keller faisait fausse route ? Et si, plutôt que de servir son besoin de vérité et de justice, ses choix ne faisaient que précipiter la chute de sa famille, qu’il se fait fort de protéger quoiqu’il en coûte ?
L’Amérique de l’ombre
Intelligemment, Villeneuve évite, comme Kathryn Bigelow avant lui, de transformer son film en manifeste politique et accusateur, recentrant au fil des minutes l’intrigue sur son point opposé, du côté de Loki. Là, les choses se compliquent de manière infiniment plus rapide : de fausses pistes en indices troublants (certains passeront sous le nez des spectateurs les moins attentifs), l’enquête de Loki le mène dans les tréfonds d’une société malade, moins laissée pour compte que totalement invisible. Prêtres pédophiles, handicapés sociaux, suicidaires en puissance : alors que les séquences de recherche des enfants soulignent la débauche de moyens mise en place par la police (magnifiques plans aériens sur une foule de lampe torches en forêt, ou une rivière sondée de toutes parts), celles qui accompagnent le détective se concentrent sur la divulgation de secrets honteux, cachés dans des maisons délabrées, reflets d’une Amérique de l’ombre dévastée socialement.
[quote_right] »Prisoners réunit tous les ingrédients d’un classique en devenir. »[/quote_right]Pas étonnant, dans cette ambiance, que Jake Gyllenhaal choisisse de privilégier une intensité de jeu particulière. On savait depuis ses débuts dans Donnie Darko que l’acteur, avec ses grands yeux interrogateurs, pouvait amener une dimension d’étrangeté mêlée d’un charisme « à l’ancienne » à ce style de film. Il l’avait déjà prouvé dans Zodiac, il le prouve ici à nouveau : dès sa première apparition, seul dans un fast-food tel un personnage égaré dans une toile dépressive d’Edward Hopper, Loki dégage une présence, et un passif qui ne font qu’ajouter à la tension ambiante. Loki est certes le moteur de l’intrigue, dont l’addiction à son travail ne souffre d’aucune ambiguïté, mais Villeneuve choisit d’en faire, malgré un background très allusif, un héros tout aussi important que Keller, leurs parcours respectifs se rejoignant in fine lors d’une estomaquante résolution (laquelle ne pouvait que faire le bonheur de William Friedkin, qui n’a pas tari d’éloges sur le film).
Plus encore que sa labyrinthique enquête, qui constitue un modèle de construction malgré quelques facilités scénaristiques visibles dans le dernier acte (notamment dans la manière dont Loki assemble, avec un peu de retard sur le spectateur, toutes les pièces du puzzle), plus que le haut niveau général de l’interprétation (Melissa Leo, Paul Dano… même l’incapable supérieur de Loki est réjouissant dans ses quelques scènes), la plus spectaculaire des qualités de Prisoners réside dans la photographie de Roger Deakins. Celui-ci apporte une fois de plus sa vista incomparable à l’image de Prisoners, découpant des cadres d’une pureté cristalline, travaillant le clair-obscur et les niveaux de ténèbres avec une précision qui influe même sur le rythme du montage, carré et élégamment elliptique, de Joel Cox et Gary Roach. Sans nier le travail de Villeneuve, l’implication de cet inestimable chef op’, toujours snobé par l’Académie après son travail ahurissant pour les frère Coen, ou dernièrement pour Skyfall (le plus beau, et de loin, de tous les Bond), est pour beaucoup dans la réussite de ce Prisoners aussi riche qu’implacable.
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Prisoners
De Denis Villeneuve
USA / 2013 / 100 minutes
Avec Jake Gyllenhaal, Hugh Jackman, Melissa Leo
Sortie le 9 octobre 2013
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