Rencontre avec William Friedkin : la « rédemption » de Sorcerer
En ce mois de juillet 2015, William Friedkin a rencontré les blogueurs français à l’occasion de la ressortie inespérée de son chef d’œuvre « maudit », Sorcerer.
Lorsque William Friedkin pénètre dans la petite salle de projection où se tient une séance dédiée à Sorcerer, le cinéphile, encore sous le choc par ce qui lui a été donné de voir, en oublie de lui offrir la standing ovation qu’il mérite. Mais qu’importe, ce quasi-octogénaire répare lui-même cet affront avec un amusement non dissimilé (« Come on, get up ! »), avant d’entamer la conversation avec la « jeune génération », celle qui règne sur Twitter et Facebook et qui a contribué à son retour en grâce.
La communication reste un autre domaine dans lequel le réalisateur excelle. Éternellement debout, le sourire aux lèvres, l’insatiable William Friedkin dévoile les instants difficiles de sa carrière entrecoupés d’apartés loufoques, tout en martelant de truculentes anecdotes de tournages avec une passion sans cesse renouvelée. Sorcerer, ou Le Convoi de la Peur en VF, demeure son plus monumental échec, mais également son œuvre la plus personnelle. Après L’Exorciste et French Connection, ce nouveau chef d’œuvre, s’il ne sonnait pas encore le glas d’une époque, celle du Nouvel Hollywood, mit un terme à la décade prodigieuse du réalisateur. Il marqua le chant du cygne d’une forme de liberté économique et de confiance artistique absolue, qui mena à la création de trois monuments du cinéma, époustouflants de maîtrise et de démesure. La suite de sa carrière se poursuivra, certes avec d’autres prouesses (Police fédérale Los Angeles, un bon remake télé de Douze hommes en colère, Killer Joe et bien d’autres), mais avec cette blessure profondément ancrée dans la chair de ce personnage atypique.
Drôle de situation : alors que son film « maudit », dédaigné par la critique et le public lors de sa sortie en 1977, a fait planer si longtemps une aura légende de par sa rareté, il ressort le 15 juillet sur les écrans du monde entier et fera d’objet d’une fastueuse édition Blu-ray et d’une vraie tournée promo (malheureusement, la quasi-intégralité de son casting est désormais décédée). Born to Watch revient sur une conférence autour de cette « nouvelle vision » du film culte d’Henri-Georges Clouzot, lui-même adapté d’un classique de la littérature hexagonale de Georges Arnaud, Le Salaire de la Peur.
38 ans après son tournage, Sorcerer ressort enfin en copie neuve dans le monde. Quel sentiment vous traverse ?
En toute modestie, je pense à Vincent Van Gogh. Il a peint plus de 3 000 tableaux pendant sa vie et n’en a pas vendu un seul. Pourtant, il a persévéré, car il devait savoir qu’il bâtissait une œuvre immense. Mais il n’a jamais obtenu la reconnaissance de son vivant. Aujourd’hui, seuls les plus fortunés peuvent acheter ses œuvres. Qu’est-ce qui a changé ? Les sensibilités doivent s’avérer différentes car le tableau reste le même. Comment peut-on passer du rejet absolu à l’acceptation totale ? Je sais que quelque part, Van Gogh est en train de sourire et que son esprit vit à travers son œuvre.
Lorsque nous avons préparé cette nouvelle version du film, sa sortie en salle et en qualité Blu-ray, j’ai eu le sentiment de seconde vie, d’une rédemption. J’ai réalisé une vingtaine de films et Sorcerer est pourtant le seul dont je me sens infiniment proche. Le film fait écho à ma propre attitude face à la vie. Il y est question d’espoirs, de désillusions, mais aussi l’amour, d’amitié, de liens de parenté. Mais la mort, inévitablement, frappe un jour à la porte.
« Quatre personnes étrangères doivent coopérer pour ne pas exploser : c’est un thème contemporain et important, une métaphore
des nations qui se menacent entre elles. »
Comment s’est passé votre rencontre avec Henri-Georges Clouzot ?
Beaucoup de personnes viennent me voir avec l’envie de réaliser un remake de French Connection ou de To Live and Die in L.A., par exemple. Je me sens alors comme un père dont l’enfant part dans le vaste monde, tombe amoureux, se marie et débute une nouvelle vie. Je trouve cela normal, je comprends tout à fait les intentions de remake, à condition que le film reste respectueux de mon travail et aussi qu’il détienne une intention originale. Par exemple, quelqu’un en France a réalisé son propre French Connection, mais du point de vue du juge marseillais. Cette démarche ne me pose aucun problème, bien que je ne l’ai pas vu (ndlr : il s’agit en fait de La French).
Mon idée avec Sorcerer était de ne surtout pas entacher Le Salaire de la Peur, que j’admirais énormément. Je venais voir Clouzot avec une vision originale de ce thème éternel. Quatre personnes étrangères doivent absolument coopérer pour ne pas exploser : c’est un thème contemporain et important, comme une métaphore des nations qui se menacent entre elles.
J’ai rencontré Henri-Georges Clouzot chez lui en 1974, deux ans avant le début du tournage. Il était souffrant. Il a compris mon projet, sans non plus le trouver formidable. Même si le film avait été très peu visible aux États-Unis, je lui ai dit combien j’étais inspiré par son film et que je voulais lui offrir un pourcentage de recettes de Sorcerer. Il ne détenait pas les droits, c’est le romancier, Georges Arnaud, avec qui il ne parlait plus, qui en était propriétaire. Je lui ai aussi promis que je mettrais son nom au générique, et ce fût le cas. Mais il est mort avant que le film ne sorte.
Parlez-nous de l’atmosphère sur le tournage…
C’était très tendu. Mon métier n’est pas supposé être drôle, vous savez. Mon ami Francis Ford Coppola a traversé le même enfer, à la même période sur le tournage d’Apocalypse Now. Le cinéma américain n’est composé aujourd’hui que d’effets numériques qui montrent des gens en lycra, et qui, ainsi accoutrés, sauvent le monde. Sorcerer a été l’un des derniers films a avoir été réalisé sans effet spécial numérique. Tous ce que vous voyez dans le film, du village à la jungle, a été reproduit en vrai. Nous sommes nombreux à être tombés malades, moi-même, j’ai attrapé la malaria et j’ai perdu 30 kilos. Nous risquions notre vie, ou tout au moins des blessures.
Vous avez dit que le film parlait de quatre personnes radicalement opposées qui devaient faire équipe pour éviter d’exploser. Paradoxalement, le seul instant où ils s’ouvrent aux autres et ont une véritable conservation, est aussi le moment où ils explosent véritablement.
C’est exact. La seule véritable connexion humaine dans le film les conduit à partir en fumée.
Comment Bruno Cremer et Amidou se sont retrouvés au casting de Sorcerer ?
J’avais remarqué le travail de Crémer chez Claude Lelouch et mon ami Alain Resnais m’a parlé de lui. Je l’ai rencontré, j’ai eu une bonne impression et je l’ai choisi. Pour Amidou, je l’avais repéré aussi dans un autre film de Lelouch, L’Amour, la vie, la mort.
Que recherchez-vous chez un acteur ?
L’une des plus grandes actrices avec laquelle j’ai travaillé est Linda Blair, quand elle avait douze ans. Je lui demandais « tu vas prendre un crucifix ensanglanté et tu te l’enfonces dans le vagin. » Elle me regardait et répondait « ok ». Elle avait l’innocence d’un enfant et il s’agit exactement de ce qu’un réalisateur recherche chez ses acteurs. Elle n’a pas compris à l’époque le sens de ce qu’elle faisait, elle jouait, sa mère était sur le plateau, elle me faisait confiance. Des années plus tard, quand elle a vu le film, elle était horrifiée.
Dans la dernière séquence de Sorcerer, comment avez-vous créé ces images psychédéliques ?
Nous n’avons rien créé en fait, ce paysage existait déjà. Nous avons tourné cette scène sur la terre sacrée des Navajos, au Nouveau-Mexique. Ce site, surréaliste, lunaire, ressemble à un paysage mental. À cet instant du film, Roy Scheider perd le sens des réalités, il devient fou, il est prêt à mourir et ce paysage me semblait parfait pour ce moment. Aucun film n’avait été tourné ici, aucun autre n’y a été tourné depuis.
Pourquoi avez-vous choisi Tangerine Dream pour signer la musique du film ?
Lors de la promotion de L’Exorciste en Allemagne, un jeune homme de la distribution m’a parlé du groupe. Tangerine Dream, dont le leader, Ulrich Schnauss, a disparu récemment, s’apprêtait à donner un concert dans une église abandonnée, à minuit, dans la Forêt Noire. J’ai assisté à ce concert : ces trois gars jouaient dans le noir pendant des heures. La musique était hypnotique, composée de longs morceaux au rythme incroyable. Je leur ai demandé d’écrire la musique de mon prochain film, sans savoir encore sur quoi j’allais travailler. Puis, j’ai envoyé au groupe le scénario et quelques commentaires. Sans voir le film, ils m’ont adressé des heures de musique, des tonnes de cassettes, d’« impressions musicales », selon leur propre appellation. J’ai choisi et mis en image leur son, alors que d’habitude, c’est l’inverse. Ils ont sorti un album basé sur les partitions que j’ai utilisées et même celle que j’avais laissé et récemment, ils ont enregistré un live de tous ces morceaux et entamé une tournée.
Quel est le secret pour réaliser un grand film comme Sorcerer ?
Lorsque L’Exorciste est sorti en Thaïlande, nous n’avions pas le budget pour doubler le film. Durant les projections, vous aviez un type qui arrêtait le film toutes les trois minutes pour venir expliquer les scènes. Je m’étais juré de ne pas impliquer ce monsieur dans mon film suivant ! Sorcerer est un film que tout le monde peut comprendre visuellement.
Vous devez voir l’ensemble du film, dans votre tête, avant de débuter. Un film est comme du tricot, vous mettez un fil à la fois, en l’occurrence un plan à la fois. Vous montez, vous ajoutez le son, afin que tout devienne cohérent avec votre vision première. Contrairement à un écrivain, un composeur ou un peintre, le réalisateur travaille avec « un crayon, certes, mais celui-ci pèse 10 tonnes ». C’est le métier le plus collaboratif qui soit. Nous essayons surtout de communiquer avec l’équipe pour leur faire comprendre notre vision et de comprendre celle des acteurs et des techniciens qui nous entourent. Et la meilleure idée gagne.
Je suis persuadé que la meilleure manière de faire communiquer les gens ensemble est de les mettre dans une salle pour regarder un film. Sans distinction de son origine, de religion ou même d’orientation sexuelle, plutôt que de laisser des gens se crier dessus, laissez-les voir un film, de préférence de Buster Keaton. Ils seront de la meilleure humeur possible pour s’apprécier mutuellement.
Mon premier film, un documentaire, visait à sauver la vie d’un afro-américain condamné à mort. Effectivement, mon film, son dernier recourt, l’a sauvé de la chaise électrique. Le cinéma peut sauver la vie ! Et après, je suis parti à Hollywood… où on pensait avant tout à faire de l’argent !