Séance de rattrapage : She Said
Ignoré en salles, She Said relate avec acuité l’enquête journalistique sur Harvey Weinstein. Un film rigoureux, féministe et forcément puissant.
Les meilleures intentions du monde ne suffisent parfois pas pour séduire les foules. Bien qu’il ait été manifestement calibré pour faire du bruit aux Oscars et s’appuie sur l’un des chocs médiatiques les plus retentissants du XXIe siècle, She Said est arrivé et reparti des salles sans un bruit. 13 millions de dollars de recettes pour un budget de 32, c’est ce qu’on appelle un four pour les producteurs d’Annapurna et Plan B, habitués des récompenses et des sujets de société sérieux. Un four injuste, car même si l’affaire Harvey Weinstein est désormais connue dans ses recoins les plus glauques, She Said, derrière les soupçons d’opportunisme inévitables (après tout, beaucoup d’acteurs et producteurs sur le film, comme Brad Pitt, ont travaillé eux aussi avec Weinstein), a quelque chose d’évident et de nécessaire. C’est à la fois un hommage à la pugnacité et au professionnalisme de deux femmes journalistes, un film d’enquête dans la pure tradition américaine popularisée par Les hommes du président et plus récemment Spotlight, et un cri du cœur d’un tact fou envers toutes les femmes traumatisées par les violences sexuelles, mais aussi privées de leur parole et empêchées de s’accomplir par la faute d’un système patriarcal.
#MeToo : origines
L’histoire, tout le monde la connaît : le 5 octobre 2017, le New York Times publie – quelque jours avant celle de Ronan Farrow dans le New Yorker – une enquête à charge révélant les dessous du « système Weinstein ». Ou comment pendant trois décennies, le producteur star de Miramax a muselé à coups de paiements et d’accords de confidentialité les femmes, stars en devenir ou anonymes, qu’il harcelait, agressait ou violait, avec l’appui de sa compagnie et d’un milieu hollywoodien complaisant. Un scandale énorme – car beaucoup de gens savaient et se taisaient – qui permit l’émergence du mouvement #MeToo et changea la face de l’industrie. Cette enquête ne sortait pas de nulle part : Megan Twohey (Carey Mulligan) et Jodi Kantor (Zoe Kazan), journalistes expérimentées, ont travaillé pendant plusieurs années sur le sujet, reprenant une enquête bâclée de 2004 et questionnant une à une les innombrables victimes, d’une figurante agressée au mi-temps des années 90 au cas plus « fameux » d’Ashley Judd (qui joue ici son propre rôle), entre autres.
« Il s’agit moins de donner du champ à l’ogre de Miramax,
que de tracer un portrait de la sororité féminine
dans ce qu’elle a de plus universel. »
Le film de Maria Schrader (I’m your man, Unorthodox) s’attarde sur leur travail, besogneux, frustrant, montrant une rédaction obstinée et unie, prêtant une oreille compatissante à des femmes minées par la solitude de leur trauma. Plus que les abus et les agressions, relatés dans toute leur glaçante répétitivité, leur pattern, c’est la parole qui est mise en avant par la réalisatrice, dans des plans-séquences sobres et puissants (l’interprétation est l’une des grandes forces du long-métrage). En plus des moments au sein de la rédaction, tournés dans les véritables locaux du Times, She Said dédie un grand nombre de scènes à la vie privée – ou ce qu’il en reste – de ses journalistes : des pros avant tout, certes, mais également des femmes, des mères, des amies, des victimes en puissance (voir l’ouverture, consacrée à l’élection de Donald Trump après pourtant qu’il ait été éclaboussé par des scandales sexuels, ou cette scène de drague relou dans un bar, qui rappelle la banalité du harcèlement). Schrader donne à les voir dans toute leur complexité, leur abnégation, leur trivialité aussi. Et si ces passages paraissent d’abord superflus, leur importance se révèle après-coup. Il s’agit moins de donner du champ à l’ogre de Miramax, qui a bénéficié d’assez de lumière – il restera au mieux une silhouette, une voix éructant au téléphone « Avez-vous parlé à Gwyneth ?! » neutralisée par un éditeur zen, joué pour son ultime rôle par André Braugher – que de tracer un portrait de la sororité féminine dans ce qu’elle a de plus universel, de plus viscéral. Un choix cohérent, puisque c’est par la décision de briser collectivement l’omerta que la parole de ces femmes se libère.
She Said n’échappe pas, malgré tout, à l’écueil auquel s’expose un tel récit traité sur le mode hollywoodien, celui du suspense artificiel autour d’une issue déjà connue. Cela plombait un peu (entre autres problèmes prosthétiques) le récent Scandale, sur un sujet similaire. Avec sa retenue implacable, sa calme dignité, l’élégance de ses choix de mise en scène, She Said parvient à imprimer l’esprit au-delà de ces codes engourdissants. Les révélations sont bien connues, comme leurs conséquences (Weinstein finira sa vie en prison, alors que les procès continuent de s’accumuler), mais le message de résilience et de courage que le film porte frappe bel et bien au cœur.