Séance de rattrapage : Sleep

par | 31 janvier 2025 | À LA UNE, Critiques, RATTRAPAGE

Séance de rattrapage : Sleep

Une crise de somnambulisme menace la santé, et bientôt la vie, d’un couple de jeunes parents dans le minimaliste et attachant Sleep.

Tous les parents le savent, ou en tout cas l’apprennent rapidement : accueillir un nouveau-né est à parts égales source d’excitation et d’angoisse. Tout est bouleversé, de l’abolition entre vie diurne et nocturne à l’organisation des tâches quotidiennes. C’est un parcours du combattant à travers lequel est passé le réalisateur coréen Jason Yu, qui avec Sleep a voulu explorer les affres de la vie conjugale avant même de faire un film de genre ayant digéré ses influences (Rosemary’s Baby, bien sûr, mais aussi le cinéma tout en rupture de ton de son mentor Bong Joon-ho, et de manière plus souterraine, L’Exorciste). Son premier long-métrage, passé par Cannes et reparti du festival de Gérardmer 2024 avec le Grand Prix avant de connaître une modeste carrière en salles, fait partie de ces œuvres qui créent l’effroi non pas en multipliant jump scares et monstres baveux, mais en faisant dérailler un quotidien rassurant par le biais d’un simple ressort narratif. En l’occurrence, les crises violentes de somnambulisme qui vont toucher un futur papa et mettre la vie de sa femme enceinte sous pression.

Un cauchemar plus ou moins éveillé

Séance de rattrapage : Sleep

Car on y pense peu, en fait, à ceux qui sont témoins de ce syndrome à mi-chemin entre l’affliction médicale et l’irrationnel lié au surmoi. Comment vivre sereinement lorsque son conjoint devient, d’une certaine manière, une autre personne une fois endormie ? Pour Soo-jin (épatante Jung Yoo-mi), cela commence au milieu de la nuit, lorsqu’elle se réveille et découvre son mari Hyeon-soo (le regretté Lee Sun-kyun, dans l’un de ses derniers rôles à l’écran) assit au bord du lit. « Quelqu’un est entré », murmure-t-il dans un état de semi-éveil – sûrement une référence inconsciente à une réplique de film dans lequel il tourne, s’explique-t-il le lendemain. D’abord étranges, les crises de somnambulisme deviennent inquiétantes – Hyeon-soo se mutile et manque de sauter par la fenêtre de leur appartement. Leur mur a beau être décoré par un panneau affichant le mantra « Ensemble, on peut tout surmonter », la vie devient impossible pour le couple, qui accueille pourtant avec joie son premier enfant. Entre les couches et les biberons, Soo-jin doit gérer le traitement médical de son mari et trouver des stratagèmes pour éviter qu’il se blesse – ou pire, s’attaque au reste de la famille…

« ULe réalisateur travaille donc ici un matériau riche en sous-textes et parallèles futés avec notre réalité. »

La force de Sleep naît de cette volonté de marier effrois très premier degré, nichés dans les décors les plus banals (le lit conjugal, la cuisine, la salle de bains sont autant de marqueurs du dérapage de la chronique réaliste vers le film d’angoisse) et de manière plus maline, métaphore de la charge mentale dévolue aux femmes. Soo-jin jongle en effet, contrainte et forcée, entre vie professionnelle, mise sous cloche et quotidien de jeune maman inquiète devant composer avec un compagnon au chômage forcé persuadé que la médecine guérira tous ses maux. Un poids mort, de fait, au comportement noctambule à la fois dérangeant et le faisant régresser au stade de l’enfance (il doit porter des moufles pour ne pas se blesser, dormir dans un duvet aux allures de chenille géante et est empêché de sortir de sa chambre). Les insomnies qu’ont connues tous les parents se doublent ainsi dans Sleep de l’angoisse grimpante de voir un adulte… dormir – en guettant tout réveil imprévu synonyme de chaos.

Le réalisateur travaille donc ici un matériau riche en sous-textes et parallèles futés avec notre réalité. Il s’attache à décrire avec beaucoup d’humour et d’empathie la relation entre Soo-jin et Hyeon-soo, un couple attachant soumis aux pires des épreuves (et on n’en dira pas plus sur la nature du mal qui ronge ce dernier). L’action s’évade très peu de cet appartement méticuleusement organisé et décortiqué par la mise en scène. Jason Yu orchestre dans de décor restreint d’efficaces montées de tension nocturnes :  la scène du frigo ou ce moment cauchemardesque impliquant le berceau familial… et un sac poubelle. Sous ses aspects minimalistes et presque sages – le dernier acte ne brille pas par sa totale originalité – Sleep ne manque pas d’ambition et de choses à dire sur la société sud-coréenne. Cette richesse thématique donne de la chair à une séance dans l’ensemble bien stressante… surtout lorsque vous êtes jeune parent. Vous êtes prévenus !