Soul : le nouveau Pixar a de l’âme à revendre
Après un mémorable Vice-Versa, Pete Docter et le studio Pixar poursuivent leur travail d’exploration existentielle avec une œuvre drôle et magnifique, aux recettes éprouvées.
Privé une première fois de rencontre avec le public au moment de l’annulation du Festival de Cannes 2020, où il était sélectionné hors-compétition, Soul a fait les frais en cette fin d’année 2020 de la deuxième vague de la pandémie de Covid-19 : sortie cinéma annulée, et arrivée en grandes pompes pour Noël sur la plateforme Disney+, après le controversé Mulan. Un crève-cœur pour tous ceux (et ils sont nombreux) qui vénèrent le studio Pixar, passé en début d’année entre les gouttes du confinement avec un En Avant diversement apprécié.
Soul était plus attendu, à la fois parce qu’il s’agit d’un projet original mystérieux et conceptuel, à la manière de l’extraordinaire Vice-Versa, mais aussi parce qu’il marque le retour aux affaires de Pete Docter, réalisateur de ce même Vice-Versa, ainsi que de Là-haut et Monstres et Cie. Des titres parmi les plus accomplis, émouvants et galvanisants de Pixar, et du cinéma d’animation en général. Les premiers échos recueillis après le festival Lumière de Lyon (lieu de l’unique projection salles de Soul en France) le laissaient entendre et l’évidence apparaît vite en découvrant le long-métrage : Soul est une réussite éclatante, qui aurait brillé avec encore plus d’évidence sur un très grand écran.
L’impossible grand saut
L’ambition de Docter et de son co-réalisateur et scénariste Kemp Powers (également auteur du One night in Miami de Regina King, qui sort sur Prime Video) est, sinon supérieure, tout du moins aussi grande que sur le « cérébral » Vice-Versa. Après avoir conceptualisé l’intérieur de notre cerveau, comme un univers multicolore où des émotions sur patte commandent à tour de rôle notre personnalité en gérant une bibliothèque de souvenirs codés par couleur, Pixar investit cette fois un champ plus éthéré encore, celui de l’âme. « Qu’est-ce qui fait de vous, vous ? » clame l’affiche de Soul, résumant par cette question philosophique l’intimidante étendue des possibles du film. On imagine mal les enfants y répondre avec autant d’entrain qu’ils l’auraient fait face aux turpitudes des jouets animés de Toy Story. De fait, Soul est sans doute le film Pixar le moins « enfantin » de leur longue filmographie.
« L’aura de « sérieux ludique » acquise par la firme est le sésame qui permet à Docter d’expérimenter avec la narration et d’enfiler les idées comme des perles. »
Bonne chance pour expliquer à vos petiots les tenants et les aboutissants du « Grand Avant », ce monde d’avant l’au-delà où débarque brutalement Joe Gardner (Jamie Foxx / Omar Sy en VF), prof de musique frustré de n’avoir jamais fait décoller sa carrière de pianiste jazz, et qui pense pouvoir « commencer à vivre » le jour où il réussit son audition pour la diva du saxophone Dorothea Williams. Une chute inopinée le fait tomber là où les âmes se préparent à basculer dans l’éternité, symbolisée sur fond noir par un astre blanchâtre absorbant chacun d’entre nous dans un petit « blip » électrique – une vision à la fois simple et terrible. Joe, soit dit en passant le premier héros noir de Pixar, refuse son sort, et rejoint le Grand Avant un monde éthéré et quasi abstrait, où de drôlatiques maîtres d’œuvre dessinés tantôt comme du Picasso, tantôt comme le personnage de La Linea, expliquent à Joe qu’il se trouve là où naissent les âmes. Des petits blobs souriants en attente de traits de personnalité, qui définiront qui nous sommes une fois arrivés sur Terre. Joe devient un mentor chargé de trouver la personnalité adéquate pour « 22 » (Tina Fey / Camille Cottin), esprit rebelle terrifiée à l’idée de faire le grand saut vers la vie humaine. Le voyage à travers ces deux dimensions peut commencer…
Inside Joe Gardner
Si la découverte de Soul vous rappelle quelque chose, c’est normal. Bien que le film de Docter et Powers navigue à des niveaux de photoréalisme (et d’abstraction graphique, le contraste d’univers étant du coup encore plus frappant) rarement atteints par une production Pixar, cette nouvelle livraison du studio repose derrière son high concept et ses circonvolutions existentielles sur des recettes parfaitement éprouvées par le passé. Joe Gardner est, comme le héros de Là-haut, un adulte frustré par la vie qui doit devenir le mentor d’un enfant / ectoplasme pour redécouvrir le vrai but de son existence. Le « Grand Avant », tout laiteux et expérimental qu’il soit, brocarde en creux le monde de l’administration de la même manière que Monstres & Cie. On ne reviendra pas sur les parentés évidentes avec Vice-Versa (les deux films conceptualisent de la même manière l’inintelligible – notre cerveau d’un côté, l’au-delà de l’autre, matérialisations d’un grand ordonnancement cosmique rassurant et légèrement effrayant à la fois) ou Coco, qui se déroulait également dans un au-delà coloré et complexe, pour mieux évoquer Ratatouille : on retrouve aussi dans Soul, lors d’un frénétique deuxième acte, ce jeu de permutation entre homme et animal, le premier devenant la marionnette du deuxième. Si elle n’est pas foncièrement dérangeante (quitte à s’inspirer de soi-même, autant conserver les meilleures idées), cette familiarité exacerbée reste le point le plus étonnant d’un film abordant des territoires pourtant relativement inexplorés par Pixar.
Pete Docter lui-même, qui préside désormais aux destinées du studio à la lampe, s’éloigne ici encore plus, si cela était possible, du carcan de l’animation « tout public » à la Disney, en comptant sur l’intelligence et l’instinct du spectateur pour embrasser la morale très carpe diem du film. L’aura de « sérieux ludique » acquise au fil des années par la firme est le sésame qui lui permet d’expérimenter avec la narration et d’enfiler les idées folles comme des perles (concept génial que ce désert peuplé de gens coincés dans leurs frustrations ou consumés par leur passion, tels les deux opposés d’une humanité paralysée par ses obsessions individuelles), tout en imprimant un rythme infernal à l’histoire, qui bondit d’une dimension à l’autre en s’autorisant autant de gags régressifs – tout ce qui tourne autour du chat – que d’embardées sensorielles – témoin cette scène où une simple pile d’objets inspire à Joe une improvisation jazzy émouvante.
Limpidité et générosité
Soul n’est pas exempt de défauts : l’épilogue, timide et pas si bouleversant qu’attendu, démontre bien que le studio n’abandonnera pas son côté feel good de sitôt, même si ses productions tendent à provoquer quelques vertiges existentialistes de plus en plus complexes. Le message véhiculé par le film n’est en soi pas révolutionnaire non plus : le parcours intérieur de Joe Gardner, héros quasi-défunt imparfait qui en rappelle d’autres (Une question de vie ou de mort de Powell et Pressburger vient naturellement à l’esprit) est aussi incroyable dans les notions qu’il convoque que balisé dans son ensemble (on prédit dès le départ où l’histoire de Joe et « 22 » va nous mener). Comme si le vent de liberté qui soufflait sur les créateurs du long-métrage ne pouvait s’exprimer pleinement qu’à l’intérieur d’un carcan narratif rassurant et mécanique. Un paradoxe qui n’entame que très peu le plaisir pris à ce divertissement aussi limpide que généreux, d’une richesse dans les détails qui invite enfin, c’est souvent le cas dans les films de Pete Docter, à plusieurs visionnages. A la maison, évidemment…