Stuck : le dernier choc de Stuart Gordon
Stuck, le meilleur opus de Stuart Gordon, est sans doute son moins connu. Retour sur l’ultime film du réalisateur de Re-Animator, que nous avions rencontré en 2008.
S’il est un réalisateur américain qui a toujours suscité l’admiration et la sympathie des cinéphiles passionnés de films de genre, c’est Stuart Gordon. Intronisé « master of horror » dès son premier film, Re-Animator, produit par son compère Brian Yuzna, le metteur en scène, né à Chicago, a par la suite connu des hauts (Fortress, From Beyond) et des bas (les pourtant sympathiques Space Truckers et Robot Jox, qu’il tourne après que le poste de réalisateur de Chérie j’ai rétréci les gosses lui ait échappé pour cause de maladie). Homme de lettres et de théâtre, il affiche une constante dans le choix de ses sujets, et ce dès Re-animator, qui reste son plus grand succès : un amour immodéré pour l’écrivain Howard P.Lovecraft, qu’il adapte plus ou moins librement avec Dagon ou Castle Freak.
Effectuant un changement brusque mais finalement logique de style au tournant des années 2000, Gordon tourne successivement deux thrillers très noirs aux accents horrifiques, tournant autour du même thème de l’aliénation sociale : l’ultra-violent King of the Ants et l’inconfortable Edmond avec William H. Macy, adapté de son ami David Mamet, avant de verser dans l’horreur sociale pure et dure avec Stuck, interprété par Stephen Rea et Mena Suvari, et sorti aux USA en 2007. L’histoire d’un homme banal, Tom, qui perd en peu de temps son logement et son travail. Devenu SDF, il se fait renverser avec son caddie au beau milieu de la nuit par une jeune infirmière paniquée, Brandi, qui contre tout instinct d’entraide décide de garder le pauvre homme, coincé dans le pare-brise (« stuck » en VO), enfermé dans son garage…
L’agonie ou la survie
Aussi choc et racoleur ce sujet puisse-t-il paraître, la force de Stuck est que le scénario écrit par Gordon s’appuie sur une histoire vraie, et dont l’issue fut d’ailleurs bien plus tragique encore que dans le film. Partant de ce fait divers 100 % glauque, le réalisateur peaufine une incroyable série B sociale, dont les circonvolutions propres au genre du thriller (Tom survivra-t-il ? Brandi et son petit ami se feront-ils arrêter ? Comment cette nuit d’horreur se terminera-t-elle pour ces trois anti-héros ?) ne nous détournent que rarement de notre propre stupeur. Par sa courte durée, son cynisme étouffant, son évidente portée sociale, Stuck dépasse en moins de 90 minutes son statut de film d’exploitation pour devenir une parabole dérangeante de la déshumanisation irrémédiable des sociétés urbaines occidentales.
« Inconfortable, Stuck l’est dans tous les sens du terme, sans jamais oublier d’être un suspense horrifique concis et efficace. »
Pas du genre à détourner le regard lorsqu’il faut dépeindre le calvaire subi par Tom, qui malgré les échardes de pare-brise qui constellent son corps, tente à tout prix de se sortir de ce guêpier, Gordon aborde de front et sans tabous des thème sensibles, pour mieux secouer son public : apathie de la société moderne, lutte des classes toujours plus vicieuse, xénophobie latente, individualisme forcené amenant des personnages à adopter des comportements paradoxaux… Que penser par exemple de l’ambitieuse Brandi, dont le métier d’infirmière devrait la prédisposer à plus d’empathie ? Qu’aurions-nous fait à la place de son copain Rashid, d’abord horrifié par la décision prise par sa compagne, mais qui décide de garder le silence par amour – et par peur des conséquences, aussi – ? Inconfortable, Stuck l’est dans tous les sens du terme, sans jamais oublier d’être un suspense horrifique particulièrement concis et efficace, dont la mise en scène pseudo documentaire, brute de décoffrage, s’avère bien plus signifiante et subtile qu’il n’y paraît.
« Je ne suis pas un réalisateur moralisateur »
Après trois ans sur les étagères, cet exercice de style brillant a été expédié directement en DVD en 2011. Il n’était pas dit à l’époque que le film soit le dernier long-métrage de Stuart Gordon, qui n’en signera pourtant plus d’autres jusqu’à son décès, le 25 mars 2020. Nous avions eu la chance de rencontrer le cinéaste, à l’humeur joviale contagieuse, lors du festival du film fantastique de Bruxelles en 2008. L’entendre raconter les coulisses de cette production pas comme les autres était une expérience aussi passionnante et décapante que le film lui-même.
Que vouliez-vous faire ressentir aux spectateurs qui regardent Stuck ?
Je voulais leur faire penser que ça pouvait leur arriver. C’est une expérience subjective, et l’histoire est bien réelle. Elle s’est déroulée il y a environ sept ans. La première moitié du film est fidèle à la réalité : la fille était infirmière, elle a bien renversé cet homme et l’a ramené dans son garage. Et elle a bel et bien retrouvé son petit copain après et fait l’amour pendant qu’il agonisait à côté !
A-t-il survécu ?
Non, il n’a pas survécu à ses blessures. Ce que l’enquête a fini par prouver, c’est que si elle l’avait amené à l’hôpital, il aurait pu être sauvé, ses blessures n’étaient pas mortelles. Le fait qu’elle l’ait laissé agoniser dans son garage jusqu’à la mort justifie qu’elle purge maintenant une peine de cinquante ans de prison.
Où avez-vous entendu parler de cette histoire ?
C’était une énorme histoire, à l’époque, tout le monde en parlait, et je n’arrivais pas à y croire, qu’une femme dont le métier est de prendre soin des gens fasse ça. Je suis allé voir mon co-scénariste pour commencer à travailler sur cette question. Nous avons travaillé dessus environ deux ans, et au début, nous étions très proches de la réalité. Puis nous nous sommes demandés à un moment, ce qui passerait si le personnage de Stephen Rea réalisait qu’il ne serait pas aidé, et tentait de s’échapper.
Ce changement a-t-il fait se transformer ce type en héros, ou reste-t-il une victime selon vous ?
Je pense que les deux personnages sont des victimes : lui est jeté à la rue sans travail, et ça nous touche, parce que comme on dit, nous ne sommes tous qu’à deux fiches de salaire de la pauvreté. Elle est coincée dans son boulot, puis se retrouve coincée par son choix de ne pas aider cet homme. Elle nettoie littéralement la merde des gens pour s’élever socialement. Quand elle a une chance d’y parvenir, elle ne veut pas que quelque chose lui barre la route. Elle peut apparaître à cause de ça sympathique par moments, on peut la comprendre. Mais vous savez, je ne suis pas un réalisateur moralisateur. Tout est là, et si vous voulez voir quelque chose, c’est à l’écran.
Combien de temps a duré le tournage ?
Nous avons eu 22 jours de tournage, pour un budget total de 3,5 millions de dollars.
Comment avez-vous choisi vos deux acteurs ?
Mena Suvari avait travaillé avec moi sur Edmond. Elle a entendu parler du scénario, et elle s’est tout de suite présentée pour avoir le rôle. Ce qui est rare à Hollywood, car beaucoup d’actrices rechignent à se montrer sous un mauvais jour. Quant à Stephen Rea, j’ai toujours un grand fan de son travail, depuis La compagnie des loups jusqu’à The crying game… Il n’a jamais mal joué dans un film.
Le tournage des scènes avec la voiture a-t-il été compliqué pour eux ?
Oui, plutôt, au total Stephen est resté trois semaines coincé dans ce pare-brises. À un moment, il est venu vers moi pour me dire : « Stuart, tu sais, dans la réalité, cet homme n’est resté coincé dans ce pare-brises que trois jours, et moi, ça fait trois semaines » ! Il a été professionnel, vraiment, parce qu’on essayait de rendre cela aussi confortable que possible, mais il y a toujours des hauts et des bas dans ce type de tournage. Mais c’était dur pour eux deux, car ils devaient se mettre dans cette situation particulière, où il s’agit d’un combat pour survivre. Je crois qu’au fil de l’histoire, ils deviennent tous deux de plus en plus forts. Stephen pensait d’ailleurs qu’après la fin du film, son personnage retrouverait une vie meilleure, qu’il ne serait plus dans la rue.
Quel est le message que renvoie ce personnage, justement, qui doit se rebeller pour survivre ?
Pour moi le message est clair, c’est « prenez votre vie en main ». Nous nous sentons si souvent impuissants, nous avons cette impression que personne ne soucie des autres. Nous vivons une époque très égoïste.
Il y a un thème qui semble s’amorcer au début du film, quand le personnage de Stephen Rea se voit dire plusieurs fois : « A vous de choisir »…
Oui, le but est de dire que justement, vous n’avez pas le choix. Tout le monde vous répète cela, mais ce n’est pas vrai, à moins que vous en ayez le pouvoir. La société est faite ainsi que tout le monde doit rester à sa place, et qu’il faut se battre pour en changer.
On voit à un moment une photo que Stephen Rea emporte avec lui, probablement celle de son fils. Y avait-il une sous-intrigue qui expliquait d’où venait cet homme, et dans la réalité, avait-il lui-même une famille ?
À ce sujet, il y a justement une anecdote incroyable. Le film a été projeté au Festival du Film de Dallas, la ville même où ces événements sont arrivés. Un jeune homme est venu voir Stephen Rea, et il s’est avéré que c’était le fils de cet homme qui s’était fait renverser et tuer. Il n’avait pas bien connu son père. SPOILER Au départ, nous avions prévu des scènes qui expliquaient pourquoi le personnage avait quitté sa femme et ses enfants. Mais nous avons décidé de recentrer le récit sur lui, de faire en sorte qu’il en réchappe tout seul. FIN SPOILER
Vous parliez d’Edmond, justement, c’est un film là aussi très différent de ce que vous faisiez auparavant. Comment est né ce projet ?
Edmond était à l’origine une pièce de David Mamet, j’ai vu la première jouée à Chicago, car j’avais déjà travaillé il y a longtemps avec Mamet, à l’époque de ses premières pièces. Quand j’ai vu la pièce, j’ai été soufflé, c’était un choc. J’ai eu rapidement l’idée d’en faire un film. Stuck et ce film ont cela en commun de se dérouler dans le monde réel. Ils ne sont pas « lovecraftiens ». Edmond raconte aussi le combat de cet homme pour devenir ce qu’il doit être.
Propos recueillis au festival de Bruxelles 2008