Qu’on l’accepte ou non, le cinéma, et plus particulièrement le cinéma américain, occupe une large part de notre inconscient culturel, et ce dès le plus jeune âge. Les grandes figures du 7e art, ses archétypes, ses jalons incontournables, sont constamment célébrées justement parce qu’ils ont, comme les textes classiques et les trésors de la peinture, imprimé notre mémoire collective, notre manière d’approcher et de comprendre le monde. Ça ne reste, pourtant, que de la fiction, et cette friction-là a dû être difficile à appréhender pour les frères Angulo. Vous ne les connaissez peut-être pas encore bien, mais aux USA, et plus particulièrement à Hollywood, cette tribu de six New-Yorkais fait sensation depuis bientôt un an. Pas pour ce qu’ils ont réalisé, non, mais pour ce qu’ils sont, ce qu’ils ont vécu, ce qu’ils ont fini par représenter.
Neuf à la maison
Les frères Angulo, aujourd’hui âgés de 16 à 24 ans, reviennent en effet de loin. Ils sont, grâce au documentaire The Wolfpack, récompensé du Grand prix du public à Sundance en 2015, la preuve vivante que le cinéma a pu aider une poignée d’adolescents à se construire, en leur permettant d’appréhender plus facilement un monde extérieur auquel, pendant 15 ans, ils n’ont pas eu accès. Mukunda, Narayana, Govinda, Bhagavan, Krisna (qui se fait désormais appeler Glenn) et Jagadesh (« Eddie »), ainsi que leur grande sœur Visnu, sont tous les enfants d’un même couple étrange. Leur mère, Susanne, est une ex-hippie qui est tombée amoureuse au crépuscule des années 70 d’un guide péruvien. Ce dernier s’avère être adepte des Hare Krishna, et décide de devenir le géniteur d’une tribu d’enfants dont tous les prénoms rendront hommage à ses divinités. Il ne croit pas au travail, selon lui une forme d’asservissement. Surtout, il ne fait pas confiance à la société américaine dans laquelle il débarque dans les années 80. Susanne le suit et ils s’installent dans un appartement d’une tour HLM du Lower East Side, à New York.
Sous l’influence de ce père atavique et perché, qui voit des complots partout et passe son temps à boire, la famille Angulo va voir son quotidien résumé pendant plus d’une décennie aux murs de ce logement-prison, dont seul lui détient la clé – dans tous les sens du terme. La seule porte de sortie symbolique des frères, qui portent tous les cheveux longs et doivent s’entasser dans deux chambres du matin au soir, c’est le 7e art : leur père collectionne jusqu’à 5 000 films, et les sorties familiales « dans le monde réel », rarissimes, consistent à aller en chercher de nouveaux sous sa surveillance. Susanne, elle, est payée par l’État pour assurer l’éducation de ses enfants.
La fiction, une fenêtre sur le monde
L’enfermement volontaire d’un enfant par un adulte, cela pourrait être un film de fiction, comme le Room de Lenny Abrahamson récemment nommé aux Oscars. La force intrinsèque de The Wolfpack tient dans le fait que cette histoire incroyable est racontée, en creux, par les frérots eux-mêmes, à la fois acteurs et témoins distants de leur propre parcours. Fans entre autres de Tarantino et Christopher Nolan, ils ont émulé Michel Gondry à longueur d’après-midis, en rejouant avec les moyens du bord des scènes de leurs films préférés. Et à force de voir le monde prendre vie dans leur télé, ils ont voulu, logiquement, aller voir dehors à quoi la réalité ressemblait. Le point de non-retour est atteint dans le film par Mukunda, qui le premier s’échappe, un masque de Michael Myers sur le visage, pour se balader « incognito » dans les magasins du quartier. Il est facile de comprendre qu’à ce moment, quand le jeune adolescent est arrêté par la police et placé en hôpital psychiatrique, tout aurait pu mal tourner. Qui ne deviendrait pas fou après des années d’isolement dans un appartement aux couloirs étroits, sans charme ni horizon ?
[quote_left] »Le documentaire n’est, par ailleurs, pas tout à fait à la hauteur de son sujet. »[/quote_left] La réponse, qui ne tiendrait même pas debout si un scénariste l’inventait, est les frères Angulo. The Wolfpack est né de leur rencontre avec une étudiante en arts visuels, Crystal Moselle, qui les a croisés dans la rue, alors qu’ils avaient enfin gagné leur liberté, et a tout de suite noté leur comportement et leurs accoutrements étranges, calqués sur le gang Reservoir Dogs (qu’ils ont « vu 100 fois »). Elle a été la première « étrangère » invitée dans leur repaire, et c’est devant sa caméra, hésitante, qu’ils racontent leur passé, leurs rêves, leurs anecdotes surréalistes, comme ce moment où ils ont pu découvrir l’existence de Google. Le père est presque absent à l’image, mais est de presque toutes les conversations : certains frères le comprennent, d’autres ne veulent plus entendre parler de lui. Il apparaît vite, à la faveur du montage impressionniste du documentaire, que ce qui a permis aux enfants Angulo de s’épanouir dans ces conditions est l’amour inconditionnel que leur porte leur mère Susanne. C’est elle le ciment de cette famille pas comme les autres, elle qui exprime des remords face à cette vie qu’elle n’avait pas préméditée. Cette personnalité complexe donne un ancrage émotionnel nécessaire à un documentaire qui n’est, par ailleurs, pas tout à fait à la hauteur de son sujet.
Naissance d’un phénomène
En effet, Moselle a ici réalisé un vrai travail de documentariste, en s’introduisant dans un quotidien fascinant, et en parvenant à obtenir face caméra des confessions intimes, mais jamais complaisantes. Les archives familiales s’avèrent également éclairantes, tout comme les reportages clés qui voient les frères découvrir sur le tard l’expérience du grand écran en allant voir un Batman (« C’est comme si j’avais donné mon argent à Christian Bale, c’est génial ! ») ou rester médusés face à l’océan à Coney Island : indéniablement, la réalisatrice s’est prise d’amour pour ces cinéphages un peu gauches s’extasiant sur des brins d’herbe (rappelez-vous, ils n’ont pas vu de vraie pelouse jusqu’à leur adolescence), et ils le lui rendent bien.
Mais la force d’attraction de ses sujets d’étude ne suffit parfois pas à masquer les limites techniques du film : non chronologique, le montage est confus, et le manque de textes explicatifs ou de voix off se fait au début lourdement sentir. Il est par exemple difficile de comprendre sans Internet que Visnu n’est pas leur petite, mais leur grande sœur (elle est atteinte d’une maladie génétique qui l’empêche de grandir), et qu’elle est a priori autiste. Il est difficile de savoir comment cet enfermement collectif, quoique dans les limites de la légalité, est resté si longtemps inconnu des services sociaux, ou même des voisins de l’immeuble. Crystal Moselle a beau être tombée par hasard sur un sujet en or, qu’elle a transformé en un film qui a, littéralement, changé la vie de ses protagonistes, elle n’a pas pour autant livré un film parfait : The Wolfpack s’attarde souvent plus sur les excentricités filmiques des Angulo que sur les détails de leur « aventure intérieure », ce qui, malgré leur côté étrangement attachant, finit par être frustrant.
Les qualités plastiques du film importeront de toute manière peu. L’Histoire retiendra que grâce à The Wolfpack, les Angulo sont devenus un phénomène viral. Alors qu’ils ne connaissaient pas il y a 5 ans Internet, ils nous font assister sur Instagram à leur drôle de vie, toujours en gang, toujours ou presque accompagnés de leur mère, qui semble revivre d’une photo à l’autre. Tournée des festivals, déambulations à Hollywood, rencontres avec des stars impressionnées par leur naturel (mais pas encore Tarantino), et même exposition de leurs accessoires faits maison dans un musée de New York : la tribu, qui a bien grandi, est passée de l’autre côté du miroir de façon spectaculaire. Et cette nouvelle vie-là, en train de s’écrire, devrait être encore plus passionnante à suivre.
[toggle_content title= »Bonus » class= »toggle box box_#ff8a00″]En pleine « hype » post-Sundance, les frères Angulo ont été approchés par le site Vice.com , qui a produit avec eux leur premier court-métrage, « Mirror Heart ».[/toggle_content]
[styled_box title= »Note Born To Watch » class= » »]
The Wolfpack
De Crystal Moselle
2015 / USA / 90 minutes
Avec Bhagavan Angulo, Govinda Angulo, Mukunda Angulo
Sortie le 12 janvier 2016 en DVD (Luminor)
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Passionnant, impressionnant il devrait cependant aller plus au fond de ce que on réellement vécu ses frères et SOEUR dont on ne parle pas du tout!! Il faudrait une suite!