Que le dixième film de Jia Zhangke, cinéaste chinois célébré dans tous les grands festivals, ait été interdit de sortie dans son pays d’origine (il est même interdit d’en parler dans les médias), en dit long sur la pertinence de son discours. A touch of sin, reparti de Cannes avec le prix du meilleur scénario, n’est pourtant pas l’œuvre d’un metteur en scène enragé et appelant à la révolution citoyenne. Seulement, Jia Zhangke, révélé en 1997 avec Xiao Wu, artisan pickpocket, observe son pays avec une froide clairvoyance qui ne laisse que peu de place à l’interprétation.
Moins un film à sketches qu’une peinture globale d’une Chine tiraillée entre réussite économique et poudrière inégalitaire, A touch of sin s’attache successivement à quatre personnages désespérés. Quatre destins issus de faits divers piochés par le réalisateur sur Internet (cette Toile incontrôlable que la pieuvre gouvernementale tente justement par tous les moyens de tenir en laisse), et qu’il a transformés en exemples glaçants de l’injustice sociale, sexuelle et générationnelle qui s’étend à tout l’immense territoire de l’Empire du milieu – même si ces histoires se déroulent en grande partie dans le Nord du pays. Pour Jia Zhangke, le « miracle économique » chinois a un prix. Et celui-ci est la violence qui peut consumer aujourd’hui n’importe quel individu se sentant broyé par le système. Puisqu’il ne peut y avoir de révolution commune (les événements de la place Tian’anmen ont montré que le régime tenait le pays, aussi vaste soit-il, d’une main de fer), c’est au niveau individuel, intime, que la révolte naîtra. Et comme souvent, cette soudaine prise de conscience s’exprime dans le sang.
Contes de la folie ordinaire
Après un prologue brutal et sardonique à la fois, la première histoire d’A touch of sin est la plus frappante et sèche, à tel point que le film semble s’approprier les codes du western, ou plutôt du « eastern ». Au cœur d’une mine aux contours délabrés familiers, Dahai, un ouvrier, ne peut encaisser l’avidité du propriétaire des lieux, qui s’est enrichi sur leur dos au point de voyager dans son propre jet privé. Dahai comprend que rien ne bougera dans cette région où se télescopent charrues séculaires et Mercedes de nouveaux riches. Il décide de rendre la justice et de châtier l’apathie des élites à coup de fusil à pompe. Nous découvrons par la suite Zhou San, un étrange bandit solitaire, qui « s’ennuie » dès qu’il retrouve sa famille (qui le lui rend bien) et prétend travailler aux quatre coins du pays alors que il enchaîne en fait les vols à la tire et les exécutions sommaires, avec le professionnalisme d’un tueur d’élite. Xiao Yu apporte dans le troisième acte une touche de douceur : on partage sa tristesse de femme amoureuse d’un homme marié, guère respectée par les clients du hammam où elle travaille. Le jour où un client la tabasse littéralement avec des liasses de billets, Xiao se découvre un instinct, létal, de Lady Snowblood. A touch of sin boucle son panorama avec la trajectoire la plus poignante, celle de Xiao Hui, jeune sans motivation ballotté d’une usine de confection à l’autre, qui après une déception amoureuse, finit par craquer sous le poids de la pression familiale.
Bien que les transitions entre ces mini-récits, dont l’issue se résume souvent à des points de suspension, paraissent arbitraires, la structure du scénario de Jia Zhangke les fait s’enchevêtrer avec une fluidité assez brillante. À la manière de La Ronde d’Arthur Schnitzler, chacun des personnages semble passer, à un moment ou un autre, le relais de son blues extrême au suivant. Bien que la violence éclate dans A touch of sin comme un coup de trique sorti de nulle part, elle couve tout le long du film dans le regard de ces personnages, plongés dans des situations sordides que des journalistes, ou même le gouvernement chinois, décriraient comme des faits divers où « un individu armé a été pris d’un accès de folie ». Manière de relativiser la gravité du malaise qui saisit ces êtres communs, ni fondamentalement mauvais, ni vraiment innocents, dès lors qu’ils sont confrontés à la corruption, la déshumanisation des liens sociaux, à l’avidité et au manque de perspectives professionnelles.
There will be blood
Jia Zhangke ne détourne jamais le regard de cette folie soudaine mais logique – un plan-séquence en particulier enfonce le clou de cette objectivité avec une rigoureuse détermination -, point terminal d’une aliénation qui ne dit pas son nom et qui est alimentée par les décors mêmes. Clubs privés où se répand ironiquement la décadence que la Chine se vante tant de repousser à ses frontières, mines désertées et ouvrages faramineux inachevés, villes labyrinthiques sous la menace de bandits de grand chemin, campagnes désolées et rustiques, dortoirs où s’entasse une jeunesse sous-payée, usines grouillant d’employés interchangeables et « où les pauses sont interdites »… Il est finalement peu étonnant que le comité de censure chinois ait frémi devant cet exposé particulièrement sinistre de la Chine contemporaine, inexorablement prise au piège de ses paradoxes.
A touch of sin remplit ainsi parfaitement son office de coup de boutoir sociologique. Implacable, douloureusement réaliste malgré le côté parfois amateur de l’interprétation (surtout du côté des rôles secondaires), malgré aussi les embardées stylistiques avec lesquelles Zhangke semble s’amuser. Pour la première fois il s’autorise à livrer un film à la violence très graphique, dont l’origine est souvent une arme banale qui se retrouve entre les mains de la mauvaise personne, au mauvais moment. Peut-être le cinéaste a-t-il pris conseil auprès de Takeshi Kitano, crédité comme co-producteur à travers sa société Office Kitano. Peut-être aussi cette dimension viscérale était-elle nécessaire pour souligner l’importance de sa démonstration. À voir que les réactions que le metteur en scène suscite chez lui (il est pourtant devenu un artiste respecté et libre de s’exprimer), nul doute que le message qu’il lance a été parfaitement compris.
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A touch of sin, de Jia Zhangke
Chine / 2013 / 133 minutes
Avec Jiang Wu, Wang Baoqiang, Zhao Tao, Luo Lanshan
Sortie le 11 décembre 2013
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Bravo pour l’excellence de votre article, et surtout d’avoir aussi bien cerné un film aussi tentaculaire et torturé. Car en effet, pour seul motif récurrent : ce blues, ce spleen transmis d’un personnage à un autre, dans un mouvement circulaire assez gracieux de Jia Zhangke.
Que dire à part merci ! Et effectivement, le film fonctionne bien selon moi suivant un mouvement circulaire, avec même un retour aux racines impossible dans la séquence finale, ouverte à pas mal d’interprétations…