La belle histoire de David O. Russell se poursuit donc en 2014 avec American Bluff, nouvelle étape médiatique importante de sa patiente mais concluante reconquête d’Hollywood, plus de dix ans après avoir plus ou moins sabordé sa carrière avec l’échec complet de I love Huckabees. Après le film de boxe (Fighter) et la comédie dramatico-romantique (Happiness Therapy), le réalisateur new-yorkais s’attaque cette fois-ci au film d’arnaque rétro, adaptant un scénario qui avait fait le tour d’Hollywood pendant dix ans et intégré la fameuse « Black List » des meilleurs scénarios non tournés. Russell s’en est emparé pour le réviser à sa manière, c’est-à-dire en plaçant au premier plan ses personnages.
American Bluff retrace, en tout cas c’est son pitch, les dessous du scandale de l’Abscam, que les moins de 30 ans ne connaissent sûrement pas, et qui avait conduit à l’arrestation de nombreux politiciens de la côte Est à la fin des années 70. Une histoire de chasse à la corruption surréaliste, durant laquelle le FBI s’est associé à des arnaqueurs à la petite semaine pour faire tomber leurs collègues, puis des gros bonnets du Sénat. Du pain béni pour n’importe quel cinéaste soucieux de bâtir un thriller politiquement costaud, et dont les thèmes se révèlent toujours d’actualité.
Des stars en mal de performance ?
« Une partie de tout ceci est vraiment arrivé ». C’est par ce carton amusant mais quelque peu cynique que débute le film de Russell, qui prévient d’emblée le spectateur de son parti-pris : cette histoire d’arnaque n’est qu’un cadre narratif, un produit d’appel servant à appâter le spectateur pour lui offrir autre chose, en l’occurrence un pur film d’acteurs, totalement soumis à leurs performances, leur charisme, leurs caprices. Russell, de l’avis même des principaux intéressés, adore ses acteurs. De Fighter, il a repris Christian Bale et Amy Adams, auxquels il a cette fois donné les premiers rôles. De Happiness Therapy, il a réembauché le couple principal, Bradley Cooper et Jennifer Lawrence, les cantonnant au rôle de ressorts comiques, tout en leur donnant l’espace nécessaire pour, une nouvelle fois, montrer toute l’étendue versatile de leur talent. Leur talent n’est, de manière générale, pas à remettre en cause, on le verra plus loin : c’est plutôt le fait que Russell appréhende son film comme un terrain de jeu pour des stars en plein show plutôt que comme une œuvre au propos pertinent, qui finit par gêner et embarrasser.
[quote_left] »American Bluff finit par ne plus raconter grand-chose, ou le raconte mal. »[/quote_left]Dans ses grandes lignes, American Bluff n’est rien d’autre qu’un portrait choral de losers magnifiques. Ce qui caractérisent tous les personnages de cette histoire brinquebalante, c’est leur côté pathétique, un aspect sur lequel Russell s’attarde jusqu’au fétichisme. Il y a d’abord le (vrai) bide incongru de Christian Bale, qui pour les besoins du rôle d’Irving Rosenfeld, cador de l’arnaque au cœur gros comme ça, a décidé de lui-même de prendre 18 kilos et de se raser le crâne pour porter une infâme moumoute, permettant ainsi au réalisateur d’ouvrir son film sur une séquence de coiffage ridicule et de se mettre instantanément le public dans sa poche. Vient ensuite la suave chevelure bouclée de Bradley Cooper, casté dans le rôle de Richie DiMaso, agent du FBI fantasque souffrant d’un évident complexe d’infériorité. Cooper, co-producteur, a lui aussi proposé à son réalisateur cette idée de faire de son agent caractériel un émule du Travolta de La fièvre du samedi soir avec des bouclettes en option. Les autres personnages se voient eux aussi attifés de postiches et de perruques toutes plus voyantes et criardes les unes que les autres, à tel point que nous avons l’impression d’être tombé dans un showroom de coiffeur parisien, plutôt que dans un film d’époque.
Drôle d’arnaque
Ces détails esthétiques ne seraient pas si importants, s’ils ne prenaient pas autant de place dans les dialogues et dans la mise en scène de Russell. À en croire Christian Bale, une bonne partie des scènes ont été improvisées à même le plateau, et cela se ressent dans ces discussions inopinées sur les costumes ou la chevelure d’autrui ; de même, la caméra du réalisateur semble parfois ne plus savoir sur quel détail vestimentaire ou gestuel s’arrêter pour donner une sorte de sens caché à ses très étirées scènes de dialogues. C’est un fait : American Bluff est un long, un trop long-métrage – presque 2h20 – qui, s’il se passait de toutes ses digressions comico-existentialistes, pourrait emballer son affaire en 90 excitantes minutes. Peu importe que le personnage d’Amy Adams, qui forme avec Christian Bale un couple aussi mal assorti qu’émouvant, ne soit pas ce qu’elle prétend être : ce « twist » n’a aucune incidence sur l’intrigue ! Pourquoi faire d’une secrétaire au rôle capital dans la « machination » Abscam une amoureuse des chats célibataire, si ce n’est pour faire rire à peu de frais ? Que dire enfin du duo masochiste et cartoonesque entre DiMaso et Thorsen (Louis C.K., toujours un plaisir à voir sur grand écran), si ce n’est qu’il aurait plus sa place dans la saga des Very Bad Trip que dans un supposé ambitieux film de « gangsters » à la Scorsese ?
Soyons honnêtes : tout comme dans Happiness Therapy, Russell a le mérite de chercher un ton particulier pour éviter la sensation de redite dans un genre rebattu. Il mélange les genres et les influences, joue à la fois la carte de la nostalgie pop (la BO est à tomber) et du mélodrame décalé… Seulement, à force de se disperser et de traiter tous les aspects de son histoire sur un pied d’égalité, la détresse émotionnelle de Rosenfeld comme la corruption des élites, American Bluff finit par ne plus raconter grand-chose, ou le raconte mal (voir ce montage final qui expédie en deux minutes la conclusion du VRAI sujet du scénario), et devient tout aussi superficiel et vain que les arnaques que notre couple vedette monte pour escroquer ses victimes.
Russell face à son maître
Alors, bien sûr, avec un tel « observateur d’acteurs » à leur disposition pour céder à leur demandes (le personnage hautement absurde de Jennifer Lawrence a par exemple été écrit spécialement pour la star des Hunger Games, et ce même si elle reste quinze ans trop jeune pour le rôle), le casting du film a une occasion en or de se montrer, malgré les costumes vintage et les coiffures impossibles, à son avantage. Si Cooper, en roue libre, finit par agacer, le trio Bale – Adams – Jeremy Renner (le « nouveau venu » joue les boussoles morales avec une sobriété convaincante) maintient avec métier le film sur les rails, élevant même l’intérêt de chaque scène quand Russell, lui, se contente de recycler ses crash zooms et ses décadrages subits et inutiles, ou s’attarde vulgairement sur le postérieur et les décolletés aériens de ses actrices.
Influencé plus que de raison par Martin Scorsese (Fighter devait autant à Raging Bull qu’à Mean Streets), David O. Russell s’est attaqué cette fois, par le sujet et l’époque traitée, frontalement à son modèle, tentant d’en dupliquer l’ivresse visuelle, les névroses intimes, la violence larvée. Bale a manifestement basé sa diction et son accent sur Robert de Niro. Mieux encore, Russell a rappelé Robert De Niro lui-même (affublé d’une postiche, fatalement) pour lui faire jouer non pas le Ace Rothstein de Casino, mais sans aucun doute un cousin lointain et arabophone. S’il ne se vautre pas dans les grandes largeurs – le film se suit malgré tout sans efforts, et bénéficie inévitablement de la somme de talents impliquée devant la caméra -, son American Bluff souffre en tout cas clairement de la comparaison. Quant à savoir comment un film aussi bancal et hésitant a pu cumuler 10 nominations aux Oscars, hé bien… disons que l’Académie est un lieu qui compte beaucoup d’acteurs.
[styled_box title= »Note Born To Watch » class= » »]
American Bluff (American Hustle)
De David O. Russell
USA / 2013 / 138 minutes
Avec Christian Bale, Bradley Cooper, Amy Adams
Sortie le 5 février 2014
[/styled_box]