La Prohibition. Le terme même fait jaillir dans notre mémoire des images de brutes patibulaires en longs manteaux et larges chapeaux, de Tommy Gunn fumants et de camions brinquebalants remplis de tonneaux ou de caisses à bouteilles. Au carrefour de la Grande Dépression, cette période des USA est un terreau fertile depuis des lustres pour Hollywood. En voyant débarquer Lawless, ex-The wettest country in the world, devenu Des hommes sans loi en version française, on replonge dès l’affiche dans ces années synonymes de gangstérisme industrialisé et de règlements de compte à répétition. Contrairement à des classiques comme Les Incorruptibles, ou plus récemment à Public Enemies, Des hommes sans loi choisit malgré tout de se démarquer en situant son histoire au pays des hillbillies et de leurs accents épais :l a Virginie de 1931.

Dans le comté de Franklin, les bootleggers distillent dans leur indomptable campagne de l’alcool de contrebande à ciel ouvert. De quoi illuminer la forêt la nuit, lorsque les alambics fonctionnent à plein régime. Les frères Bondurant, trafiquants redoutés, passent pour être immortels tant ils parviennent à passer, encore et encore, entre les balles. Il y a Howard (Jason Clarke), l’ancien soldat devenu une brute épaisse vidant souvent lui-même les bocaux d’alcool qu’il produit, Forrest (Tom Hardy), le leader faussement placide et mutique de la fratrie, et Jack (Shia LaBeouf), le jeune coq qui rêve de belles bagnoles et d’argent facile. Leur juteux trafic s’enraie lorsque une brigade spéciale débarquée de Chicago, menée par l’obséquieux Charlie Rakes (Guy Pearce), décide de s’en prendre aux contrebandiers de la région. La guerre est ouverte, et tous les coups sont permis…

Nos fantastiques années 30

C’est l’heure du règlement de comptes : Jack (LaBeouf) sort les armes pour défendre la famille.

On retrouve dans Lawless les caractéristiques du cinéma de John Hillcoat, le Terrence Malick australien, ici à nouveau associé à son scénariste Nick Cave. En adaptant ensemble le livre de Mark Bondurant, petit-fils de Jack qui a suivi les préceptes de John Ford en « imprimant la légende » (beaucoup de faits relatés sont aujourd’hui invérifiables), le duo retrouve les éléments qui faisaient toute la force de The Proposition. Cette façon d’adapter à leur sauce le genre du western, de décaler ses codes à une autre époque pour y puiser l’essence mythologique ; le thème des liens du sang (The Proposition parlait aussi de trois frères aux relations conflictuelles) illustré à travers des éclats de violence expiatoire ; une Nature ensorcelante qui devient un personnage à part entière du film, filmée avec un lyrisme désenchanté – la photo est encore une fois splendide – qui facilite un peu plus le rapprochements avec le réalisateur de La ligne rouge.

Des hommes sans loi possède tout de même sa propre identité. Celle-ci est moins à chercher dans une quelconque originalité (l’affrontement entre les rustres mais « honnêtes » contrebandiers et les pouvoirs publics, corrompus et abusant de leur pouvoir, est on ne peut plus schématique et manichéen, et on voit venir à dix kilomètres la trajectoire narrative de ce jeune coq de Jack) que dans le soin avec lequel Hillcoat peint, au son de la musique inspirée de Cave et l’un de ses Bad Seeds, son décor d’Amérique rurale profonde et ses différents personnages. Hommes de peu de mots, maladroits avec les femmes, les frères Bondurant ont l’étoffe des gangsters à l’ancienne, de ceux qui gagnent en respect au fur et à mesure que la légende amplifie leurs faits et gestes. Le meilleur exemple est donné avec le personnage de Forrest, qui après s’être fait trancher la gorge, passe pour un surhomme quand il se murmure qu’il aurait marché ainsi 30 km jusqu’à l’hôpital. La voix off de Jack, redondante, contribue à amplifier ce jeu sur la construction des mythes, en rajoute encore, dès les premières minutes. Les Bondurant croient eux à leur propre légende, ce qui finit forcément par faire tomber en pamoison les femmes, et à attiser la colère de leurs ennemis.

Un cartoonesque vilain

Charlie Rakes (Pearce), une ordure échappée d’un comic-book, a un goût prononcé pour la violence…

De ce côté-là, outre la participation éclair et ajoutant pas mal de confusion à l’histoire de Gary Oldman, dans le rôle d’un gangster « des villes », Lawless fait dans le gratiné avec l’introduction de l’agent Charlie Rakes, un maniaque de la propreté et un sociopathe dont les déviances nous sont lourdement suggérées. Un antagoniste cartoonesque, interprété comme tel par un Guy Pearce cabotin en diable. Nick Cave affirme s’être basé sur sa propre personnalité pour ce personnage. À part l’amour des tenues sombre, le repoussant et grotesque Rakes semble toutefois partager peu de points communs avec Cave, qui a en fait modifié sa personnalité à la demande de Guy Pearce, qui souhaitait en faire un méchant plus flamboyant que dans le livre d’origine. C’est réussi, mais peut-être au détriment du film, presque trop sage en comparaison.

Car en face, Tom Hardy et Shia LaBeouf s’appliquent eux à incarner deux frères qui se ressemblent plus qu’ils ne voudraient se l’avouer. Les borborygmes désopilants du premier, constamment habillé d’un gilet (il faut de la classe pour assumer le gilet), contrastent avec sa soudaine brutalité ; LaBeouf, qu’on a rarement (jamais ?) vu aussi convaincant et juste, joue sur son frêle physique et sa bouille rassurante pour interpréter l’ambitieux mais naïf benjamin de la bande. C’est logiquement par ses yeux qu’est raconté Lawless, dont le récit, ramassé quoique décousu par moments, parle finalement, comme The Road avant lui, d’apprentissage, de futurs incertains et de frontières à franchir symboliquement. Ce n’est pas un hasard si la guerre entre bootleggers et les forces de l’ordre se clôt dans l’obscurité diurne d’un pont couvert. Un point de passage géographique et historique qui forme le dernier acte prévisible de cette épopée en rase campagne. Un voyage mouvementé dans un passé incertain, au cœur d’un film desservi par son classicisme forcené, qui laissera de marbre ceux qui ne goûtent guère à son parfum suranné mais comblera ceux que l’atone et clinique Public Enemies avait laissé sur leur faim.


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Troisurcinq
Des hommes sans loi (Lawless)
De John Hillcoat
2012 / USA / 118 minutes
Avec Shia LaBeouf, Tom Hardy, Jessica Chastain
Sortie le 12 septembre 2012
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