Les années 2000 n’ont pas été tendres avec l’ancien trublion des Monty Python Terry Gilliam. Après l’abandon (éternellement temporaire) de son Don Quichotte, les égarements de production de ses Frères Grimm, marqué par un clash terrible avec son producteur Harvey Weinstein, un Tideland passé inaperçu et le décès tragique d’Heath Ledger en plein tournage de L’Imaginarium du docteur Parnassus, nous aurions pu croire, avec méprise, cet immense artisan du cinéma à terre.

Après s’être momentanément remis en selle avec la mise en boîte de quelques courts-métrages, Gilliam rebondit spectaculairement avec ce Zero Theorem très libre, qui frise la perfection, et vient faire taire nos craintes. Cette nouvelle œuvre montre un cinéaste fidèle à son style burlesque et provocateur, qui fait également preuve d’innovation et d’une bouillonnante créativité.

Six ans de réflexion

Zero Theorem : à la recherche du sens de la vie perdu

Zero Theorem se base sur un scénario parvenu entre les mains de Gilliam en 2008. Laissée de côté durant plus de six ans, cette nouvelle dystopie s’inscrit dans la droite lignée de Brazil et de L’Armée des 12 singes dans une ambiance orwellienne. Ces années perdues ont permis à l’auteur des Aventures du Baron de Munchausen d’explorer encore davantage les méandres du genre humain. Dans un futur proche, Christophe Waltz, chauve jusqu’aux sourcils, incarne un original, Qohen Leth, qui exerce la profession d’informaticien en télétravail et attend, reclus dans une chapelle désaffectée, un appel téléphonique divin sensé lui dévoilé le sens de son existence. Rien que ça.

[quote_center] »Les décors, parfois bricolés avec trois fois rien, inspirés de l’artiste Neo Rauch, sont comme un miroir déformé de notre civilisation. »[/quote_center]

Son patron appelé « Management », incarné par Matt Damon, lui confie le projet fastidieux de décrypter le but ultime de la vie. Entre ses algorithmes impossibles à résoudre, même pour un informaticien surdoué comme lui et la caméra de Management qui garde en permanence un œil sur lui, Qohen semble perdre peu à peu les sens des réalités. Une mystérieuse jeune femme (Mélanie Thierry) et Bob, le jeune fils de Management, également très doué en informatique, viennent tout à coup bouleverser son quotidien morne et psychotique.

Décors et casting atypiques

Zero Theorem : à la recherche du sens de la vie perdu

Le dessinateur qui sommeille en Terry Gilliam a forgé un monde coloré jusqu’à la nausée, avec un goût pour le détournement d’objets de leur fonction initiale. Baroques, gothiques, high tech, vintage, steampunk, bariolés jusqu’au kitsch ou même carrément bizarres, les décors, parfois bricolés avec trois fois rien et inspirés de l’artiste Neo Rauch, sont comme un miroir déformé de notre civilisation. Des jeux vidéos au youporn, Gilliam s’amuse gentiment à faire entrer les nouvelles technologies littéralement dans le corps et le cerveau. En jouant avec les faux-semblants, avec des couleurs criardes, des effets de styles signifiants, en se réappropriant les vestiges d’une religion visiblement éteinte, les contrastes entre un monde festoyant en permanence et le cynisme, la noirceur et la solitude de son héros et les paradoxes venant jalonner ce magnifique fourre-tout artistique, Gilliam forge un univers transgressif et ingénieux, à l’image de son génie graphique.

Terry Gilliam reste, aujourd’hui encore pour les acteurs, un cinéaste auquel il est difficile, voire impossible, de résister, en raison des performances unique et hors norme qu’il leur réserve. L’Autrichien Christophe Waltz, qui a démontré l’étendue de son talent chez Tarantino, change donc totalement d’apparence et de registre en incarnant un asocial, en plein voyage initiatique à la recherche de lui-même. Tantôt mutique, stressé, apeuré ou en transe, Qohen lutte désespérément contre une névrose qui pourrait l’emporter dans une spirale cauchemardesque. Son antithèse, incarnée par Mélanie Thierry, représente un objet sexuel provoquant, mais également sincère, filmé avec délectation par Gilliam. Attendue au tournant dans un second rôle burlesque et attachant, la jeune actrice, qui considère désormais Zero Theorem comme son meilleur film, semble touchée au détour de quelques scènes par une grâce divine.

Big brother, mais pas seulement

Zero Theorem : à la recherche du sens de la vie perdu

Comme dans Brazil, auquel il emprunte de multiples éléments, Gilliam dépeint la société d’aujourd’hui, ultra médiatisée, où toute tentative de préserver sa vie privée s’avère purement fortuite. Dans un monde gai et joyeux, mais également voyeur et malsain, le scénario adopte de multiples niveaux de langage en obligeant le spectateur à garder ses neurones en éveil et à fabriquer ses propres interprétations. Au discours sur l’omniprésence des nouvelles technologies s’ajoutent des dénonciations virulentes et pertinentes. Contestataire, Terry Gilliam parsème son film d’allusions aux privations de liberté constantes qui, en s’accumulant, contraignent les humains à l’immobilisme le plus complet. Zero Theorem, qui se déroule dans un monde quasiment asphyxié, est également un brûlot écologique. La pollution de la ville est montrée, d’abord en toile de fond, puis sous la forme d’un événement tragique. L’esclavage moderne est logiquement évoqué d’un point de vue anarchique et sardonique. L’autorité est ici tournée en dérision par un espoir fou qui s’oppose à toute forme de renoncement.

Paradoxalement, les machines n’ont pas pour vocation unique de causer du mal aux hommes. Elles peuvent parfois les rendre plus heureux, leur permettre d’accéder à un plaisir sexuel jugé trop dangereux et de comprendre le monde muselé qui nous entoure. Le film s’avère également être une très belle histoire d’amour basée sur une forme de pureté et d’innocence oubliée dont il faudra retrouver la trace. Bel exemple de paradoxe, la scène de la plage, aussi fabriquée et rêvée soit-elle, dénote par sa finalité plus réelle que la réalité elle-même.

Zero Theorem, en abordant ces sujets complexes et parfois tragiques, pourrait paraître ennuyeux, sombre ou hermétique. Bien au contraire, le long-métrage déborde d’humour et de tendresse. Les idées s’enchaînent – comme le duo pittoresque formé par les deux héros, la psy disjonctée incarnée par Tilda Swinton, un Matt Damon qui se fond, encore une fois littéralement, dans le décor, des gardes du corps tous droit sortis d’un conte de fées grotesque, une combinaison de lutin en fibre optique incongrue qui respire le comique de situation — et désamorcent ce discours difficile avec un sourire enfantin. Pour harmoniser sa mixture qui déborde d’idées et de détails, sans risquer le coup de mou ou la surdose, Gilliam mesure son montage à la perfection. Pour illustrer l’ensemble de belle manière, la musique électronique aux accents electro, jazzy et classiques de George Fenton (Un jour sur terre, La part des anges) accompagne chaque scène avec une rare élégance.

Lire aussi : la rencontre avec Terry Gilliam et Mélanie Thierry.


[styled_box title= »Note Born To Watch » class= » »]
Cinqsurcinq
Zero Theorem (The Zero Theorem
De Terry Gilliam
2013 / Royaume-Uni, France, Roumanie / 107 minutes
Avec Christoph Waltz, Mélanie Thierry, David Thewlis
Sortie le 25 juin 2014
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