Nous croyons Woody Allen en semi-retraite. Comme la plupart des Américains, le septuagénaire réalisateur semblait depuis plusieurs années ne rêver, à quelques exceptions près, que d’Europe, sautillant d’une capitale à l’autre au gré des financements, bradant son talent annuel dans des marivaudages plus (Match Point, Minuit à Paris) ou beaucoup moins (Le rêve de Cassandre, Scoop, Vicky Cristina Barcelona et surtout Rome with love) concluants. Pouvait-on seulement le blâmer de prendre un peu de bon temps, après plus de 45 ans de carrière cinématographique ? Pourtant, l’espoir demeurait que surgisse de cette confortable routine un nouveau bijou. Sans être au niveau d’un Manhattan ou d’un Hannah et ses sœurs, Blue Jasmine marque pourtant un net regain de forme de la part de « Woody ».

Ceci s’explique peut-être par son choix de focaliser son attention sur un personnage. La Jasmine du titre, née Jeannette. Une femme mariée à une sorte de Bernard Madoff option volage, jamais aussi épanouie que lorsqu’elle organise des réceptions à domicile pour la haute société new-yorkaise. Lorsque la crise éclate et que les masques tombent, Jasmine perd tout : ses sacs Gucci, son mari, son argent, son fils et surtout sa santé mentale. Coincée psychiquement dans une posture de déni (elle n’a après tout jamais voulu porter son vrai prénom), carburant au Xanax et aux Martini, Jasmine se parachute à San Francisco chez sa sœur Ginger, adoptée comme elle, dans une sorte de remake d’Un tramway nommé Désir. Les deux sœurs ne se parlent presque plus depuis que le mari de l’un a ruiné l’ex-mari de l’autre. Livrée à elle-même, Jasmine tente de reprendre pied et de trouver un travail, tout en continuant de se bercer d’illusions.

Les secrets de Jasmine

Blue Jasmine : la Grande dépression

Bien que le thème soit souligné dès les premiers instants par une âpre discussion sur les vols en première classe (que Jasmine continue de prendre alors que le « FBI lui a tout pris »), Woody Allen n’utilise le choc des classes que comme une toile de fond propulsant le scénario, qui bondit régulièrement dans le passé, de la Californie, des quartiers populaires et gorgés de couleurs chaudes de Californie aux intérieurs glacés et scintillants de Manhattan. Ce qui ancre Blue Jasmine dans la réalité, c’est plutôt l’opposition de caractères, entre la veuve dépressive et sa sœur, petit bout de femme mère de deux enfants hyperactifs, abonnée aux « loosers » que Jasmine dénigre au premier regard. Allen ne cède jamais à la simplification en faisant de l’une un modèle de vertu (elle trompe son compagnon avec un ingénieur du son infidèle joué, ô surprise, par l’immense Louis C.K.) et de l’autre un monstre sans cœur. Reflet sinistre d’une Amérique sonnée par le scandale des subprimes et la spectaculaire récession de son mode de vie, Jasmine se révèle odieuse, hautaine et impossible à pardonner (son fils, lors d’une scène glaçante, le lui signifiera sans détour), mais on ne peut s’empêcher, malgré tout, de compatir à son destin.

Création allenienne d’une richesse devenue rare depuis la période « bergmanienne » du réalisateur, Jasmine passe par tous les états : de son passage malheureux dans un cabinet de dentiste pressant à sa brève idylle avec un jeune loup de la politique. Un bref instant de joie retrouvée où la diva bourgeoise d’autrefois, qui fermait volontiers les yeux sur les agissements de son mari (au point de ne pas comprendre ses infidélités), réapparaît tout sourire, se réjouissant d’avance de retrouver son ancienne situation plutôt qu’un homme aimant. Habile, le réalisateur new-yorkais, qui ne prend pas de gants lorsqu’il s’agit de décrire la faune sur-argentée et faussement philanthrope qui peuple sa ville chérie, diffuse par petites touches des informations sur son personnage principal : sa dépression (moment faussement comique où elle se confie à ses neveux, hébétés), son attitude envers sa sœur ou son mari, et, surtout, la révélation que Jasmine a finalement précipité sa propre chute, dans un accès… de jalousie.

Femme au-delà de la crise de nerfs

Blue Jasmine : la Grande dépression

Dans cette lutte vaine pour conserver une apparence présentable alors qu’elle se révèle déjà détruite à l’intérieur, Jasmine perd donc la raison, inéluctablement, jusqu’à parler toute seule dans la rue, à jamais coincée dans un passé devenu trop pesant. Ce yo-yo émotionnel extrême prend vie de manière exceptionnelle grâce à la performance de Cate Blanchett. Les critiques du monde entier se sont déjà accordés sur l’interprétation incroyable de l’actrice australienne. À raison, tant l’héroïne d’Elizabeth dévore l’écran scène après scène, irradiant l’assemblée d’un sourire dans un plan pour glacer l’échine d’un regard torve le plan d’après. De Mia Farrow à Scarlet Johnansson en passant par Gena Rowlands, Allen est connu pour gâter ses actrices, les filmant sans fards ou avec la dose requise de glamour : Blanchett hérite là d’un rôle si exigeant qu’il menace à tout moment de tomber dans la caricature ou la posture cartoonesque.

[quote_right] »Le réalisateur new-yorkais ne prend pas de gants lorsqu’il s’agit de décrire la faune sur-argentée et faussement philanthrope qui peuple sa ville chérie. »[/quote_right]Si le film captive autant, il le doit en grande partie à son actrice, impressionnante du premier au dernier plan. Là où le film se montre moins convaincant, c’est dans le côté générique, assez plan-plan de la réalisation, qui s’enferme progressivement dans une structure binaire (présent puis flashback, puis présent… ad lib) trop attendue, et dans la multiplication des coïncidences regrettables (l’apparition finale d’Andrew Dice Clay, survivant des années 80 parfait en ex-mari gouailleur, fait figure d’improbable deus ex machina) et des raccourcis faciles, qui rappellent que le réalisateur de Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu n’est pas loin. Heureusement, l’impression qui domine est celle d’avoir retrouvé celui de Match Point, avec lequel Blue Jasmine entretient d’ailleurs beaucoup de points communs. Sauf que cette fois, le mensonge ne paie plus : l’oisive issue du bas de l’échelle sociale ne termine pas dans un loft avec vue, mais seule avec ses illusions perdues, sur un coin de banc public. Définitivement blue.


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Deuxsurcinq
Blue Jasmine, de Woody Allen
USA / 2013 / 100 minutes
Avec Cate Blanchett, Alec Baldwin, Sally Hawkins
Sorti le 25 septembre
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