Lorsque les têtes pensantes de Ghibli, Hayao Miyazaki et Isao Takahata, ont annoncé leur quasi-retraite il y a quelques années, laissant le studio d’animation orphelin, il paraissait clair que la maison-mère de Totoro allait devoir diversifier son activité pour justifier son existence. Le projet de La Tortue Rouge était dans les tuyaux depuis un moment, mais la surprise demeure toutefois, lorsqu’on découvre le générique du premier long-métrage de Michael Dudok de Wit, d’y voir apparaître le nom de Takahata en tant que « directeur artistique ». C’est la première fois que Ghibli associe son nom à une production européenne en presque trente ans d’existence. Cette association, qui se révèle être plus une filiation revendiquée par l’auteur / concepteur, suffit à démontrer l’importance et l’ambition de La Tortue Rouge, un conte sans paroles aux qualités évidentes.
Seul(s) au monde ?
La Tortue Rouge débute par un événement familier : un homme en pleine mer, naufragé au cœur d’une tempête, qui s’échoue bientôt sur une île déserte. Une eau turquoise, des crabes sur le sable, une forêt de bambous, un étang, une petite colline et des cavernes immergées… bientôt, notre héros débrouillard a fait le tour de son refuge naturel, et une seule envie occupe son esprit : en repartir. Il construit alors un radeau, robuste, qui lui permettrait de franchir la barrière de corail devant lui. Mais l’embarcation se brise en petits morceaux, l’obligeant à retourner à terre pour repartir de zéro. Deuxième radeau, plus grand, plus rapide… mais même punition. Quand son troisième petit bateau explose, l’homme découvre qu’une immense tortue rouge est responsable de ses malheurs. Il passe alors sa colère sur l’animal, qu’il pousse sur le dos… Une décision qui va bouleverser sa fragile existence.
[quote_center] »La chaleur dans le trait, la sincérité dans les émotions. »[/quote_center]
Jusqu’ici connu pour ses courts-métrages à l’indicible beauté, comme l’oscarisé Père et Fille, Michael Dudok de Wit, qui a aussi exercé ses talents d’animateur sur Fantasia 2000 et La prophétie des grenouilles, s’est attelé dès la fin des années 2000 à ce projet de long-métrage placé sous le signe de l’épure. Autodidacte et perfectionniste, le réalisateur a peaufiné pendant des années ce récit qui confine presque, par son absence totale de dialogues (une décision qui lui aurait été suggérée par Takahata, qui estimait qu’il pouvait très bien s’en passer), par sa simplicité apparente et son décor unique, à l’abstraction. Il est difficile de ne pas voir dans La Tortue Rouge, qui s’éloigne du mythe de Robinson et d’une certaine forme de matérialisme (le héros ne se fabriquera jamais de maison ou d’ustensiles évoquant la civilisation), une fable moderne ouverte à l’interprétation. La tortue du titre, qui fait intervenir le merveilleux dans le récit, peut ainsi être vue comme une manifestation du Destin en marche, mais sa nature protéiforme suggère bien d’autres approches possibles. Il serait criminel de gâcher les surprises que cache l’animal, mais le réalisatur veille à ne pas transformer son exercice de style en quête de sens cérébral. La Tortue Rouge, avant d’inviter à la réflexion, est surtout une invitation au voyage, à la rêverie et la quiétude qui flatte tous nos sens.
L’ombre de Ghibli
Le mélange visible de dessins artisanaux, d’ajouts numériques et d’images de synthèse au rendu « rétro », donne à La Tortue Rouge une patte immédiatement reconnaissable, qui rappelle dans son harmonie de couleurs et ses traits simples l’esprit Ghibli, mais pas seulement. Les visages, sommaires, mais très expressifs, doivent transmettre une certaine compréhension de l’action et des sentiments complexes, mais l’excellence du montage ici à l’œuvre, l’universalité des thèmes abordés, rendent de toute manière le film limpide (malgré une abondance d’ellipses qui peut parfois frustrer). De Wit, aidé de la réalisatrice Pascale Ferran (Bird People) au scénario, a réduit au strict essentiel les péripéties que rencontrent le héros et les siens (oui, il ne sera pas toujours seul, au contraire), ce qui renforce d’autant plus leur importance. De l’arrivée d’une tempête destructrice à un adieu déchirant, d’une séquence de passage du temps d’une folle beauté à une réjouissante séance de nage sous-marine, en harmonie avec les éléments, tout est ici d’une évidence, d’une poésie sans nom. À tel point que la tristesse nous submergerait presque, nous qui sommes « coincés » de l’autre côté de cet Éden bucolique et dénudé, à l’idée de ne pouvoir goûter à ce retour à la Nature aussi humble que zen. Une forme de mélancolie qui s’exprime aussi dans le lyrisme frondeur, presque autoritaire, de la musique composée par Laurent Perez del Mar (Zarafa, Antigang), qui explose littéralement dans les dernières séquences.
Il reste compliqué de savoir quelle est la part de réussite du film à attribuer au « parrain » Takahata, et plus généralement à la maison Ghibli. La présence d’une figure animale symbolisant une Nature omnisciente, réminiscence animiste claire, suggère un cousinage évident. Les facéties des crabes, compagnons de galère du héros aux gesticulations irrésistibles, ne détoneraient pas par ailleurs dans l’univers de Chihiro ou de Pompoko. La Tortue Rouge partage surtout avec ses aînés asiatiques cette chaleur dans le trait, cette sincérité dans les émotions qui nous laisse complètement désarmés et admiratifs.
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La Tortue Rouge
De Michael Dudok de Wit
2016 / USA / 110 minutes
Scénario de Pascale Ferran et Michael Dudok de Wit
Sortie le 29 juin 2016
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