Par un curieux effet de concordance, plusieurs films ces dernières années se sont attaqués à la figure de l’enseignant, certains dans un créneau objectif de documentariste légèrement manipulateur (Entre les murs), d’autres par le biais du mélodrame rédempteur (Half Nelson). La fonction du professeur, ce passeur de savoir, est sans cesse mise à mal dans une société où la connaissance serait « à portée de main » de n’importe quel pré-adolescent branché sur le Net. Alors que c’est à lui de passionner sa jeune assemblée, à lui de porter le fardeau de donner à ses élèves les clés pour comprendre le monde, de faire comprendre que malgré la création du village global, ces derniers sont loin d’être aussi « informés » qu’ils l’imaginent.

C’est l’une des répliques fortes de Detachment : dans un monde où les images abreuvent notre cerveau avant même que nous ne puissions en décrypter les sens cachés, comment stimuler notre imagination, notre capacité à réfléchir ? Comment, dans un élan de détachement, justement, qui demanderait à la fois du courage et une certaine conscience de soi (un élément de personnalité que les jeunes aujourd’hui pensent avoir, mais qui se révèle vicié par des valeurs qui sont moins celles de la famille que d’une toute-puissante société de consommation), comment peut-on se construire un système de valeurs personnel, unique, pour avancer dans la vie ? Est-ce seulement encore possible ?

School Blues

Henry et ses collègues, Ms Perkins (Blythe Danner) et Mr Seaboldt (James Caan).

Tony Kaye semble répondre par la négative dans son nouveau film. Le cinéaste, qui s’est laissé pousser une barbe de gentil hippie, avoue être attiré par les « grands sujets » de société, et sa filmographie est là pour le prouver. Réalisateur de clips réputé, Kaye a bien sûr frappé un grand coup en 1998 avec American History X, resté dans l’histoire autant pour sa scène insurmontable du « cassage de mâchoires sur le trottoir » que pour les clashs fameux entre Kaye et Edward Norton. Il s’est aussi attaqué au sujet ô combien sulfureux aux USA de l’avortement avec le documentaire multi-récompensé Lake of Fire, puis au trafic d’armes avec l’inédit Black Water Transit. Avec Detachment, il se glisse dans l’intimité d’une poignée de professeurs à l’agonie dans un lycée public d’une quelconque banlieue new-yorkaise, à travers la « pige » d’un enseignant remplaçant joué par Adrien Brody.

Henry Barthes, c’est son nom, mène une vie ascétique, à l’image de son appartement et de ses costumes stricts. Il se satisfait de ses CDD éphémères qui l’emmènent d’une classe à l’autre, où il enseigne la littérature avec un feu intérieur réel, mais un détachement extérieur immuable. Henry a surtout une histoire personnelle tumultueuse, marquée par un trauma d’enfance jamais exprimé et une relation difficile avec son grand-père en fin de vie, qui a sans doute fait naître en lui un sentiment de révolte qui contamine ses cours. Lesquels finissent par fasciner des élèves pour beaucoup perdus pour la cause, quand il ne s’agit pas de graine de serial killers.

Car, en effet, l’environnement dans lequel Detachment nous plonge n’a rien d’une partie de plaisir : le montage saccadé du film, qui superpose dès que nous sommes dans l’école très gros plans, dessins griffonnés à la craie, et témoignage face caméra de Henry est là pour souligner l’incontournable et délirante réalité d’un système en train de s’écrouler. Le constat n’a rien d’inédit ou de surprenant : traités comme des fonctionnaires remplaçables ou des composantes numéraires par leurs supérieurs, ou comme des garde-chiourmes qui ne méritent pas le respect par leurs turbulents élèves et leurs parents absents, les enseignants ont depuis longtemps perdu leurs illusions. Detachment donne ainsi cette sensation, celle d’arriver après la bataille, de contempler un champ de ruines fumantes où clopinent ça et là des infirmiers tentant de recoudre des plaies béantes. L’état des lieux est sans appel, l’ambiance discrètement apocalyptique. La citation dans une ultime scène de La chute de la maison Usher fait figure de note d’intention plutôt claire pour le spectateur.

À propos d’Henry

Erica (Sami Gayle), une prostituée mineure et SDF que recueille Henry.

Ce côté intraitable et cruel de Kaye se marie parfois mal avec les leçons que s’évertue à donner Henry, modèle de compassion quasi-religieuse, qui se définit lui-même comme un « homme creux », mais vers lequel convergeraient toutes les âmes en peine. Cela va d’Erica, prostituée mineure qu’il recueille à contre-cœur chez lui, à Meredith (Betty Kaye, propre fille du cinéaste), une ado complexée mais artiste douée qui s’attache à lui jusqu’à la folie. Le rôle d’Henry doit être cher à Adrien Brody, acteur souvent génial mais aux choix parfois hasardeux (on se souvient de sa prestation somnambulique dans le Giallo d’Argento), lui-même fils d’enseignant et ici producteur du film. Son timbre éraillé et son jeu empathique servent ici à merveille un personnage contradictoire, qui s’illumine lorsqu’il déclame ses leçons dans sa classe alors qu’il se borne à être un spectateur impuissant en dehors.

On sent d’autant plus arriver en avance la conclusion douce-amère du film, qui entrevoit une porte de sortie lumineuse et automnale pour son héros, enfin disposé à sortir de sa coquille protectrice, de son « detachment ». Malgré ce côté attendu, c’est son itinéraire personnel, à la fois touchant et complexe, qui passionne au final, plus que la peinture unilatérale et beaucoup trop didactique d’un milieu scolaire américain que l’on sait au bord de l’implosion depuis longtemps ; une situation à laquelle le film se dispense d’apporter toute réponse constructive.


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Trois sur cinq
Detachment
De Tony Kaye
2011 / USA / 97 minutes
Avec Adrien Brody, Christina Hendricks, Betty Kaye
Sortie le 1er février 2012
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