Mute : une petite voix sous les néons
Excentrique, sincère, bancal, Mute est une nouvelle exclu controversée pour Netflix. Et pour Duncan Jones, qui s’éloigne ici drastiquement de son Moon.
Après avoir goûté, pour le meilleur et surtout pour le pire, au confort et à la pression des films à très gros budget avec Warcraft, Duncan Jones vient d’encaisser une autre forme de retour de bâton avec la sortie de son nouveau film Mute. C’est un projet qu’il porte en lui depuis – au moins – la concrétisation de Moon, son premier long et le bijou qui l’a révélé au grand public, et a permis de faire oublier instantanément le fait qu’il était le fils de David Bowie. Parce que trop bizarre, parce que trop personnel en regard du budget qu’il nécessitait, Mute a été financé et distribué par Netflix, qui lui a laissé entière carte blanche. Resté mystérieux jusqu’à sa mise en ligne, le film a été descendu en flammes dans la journée par une grande majorité des critiques anglo-saxons et européens. Une décennie de gestation, pour un verdict sans appel lancé unanimement sur les Internets en moins de 24 heures. Cruelle vie que celle d’un artiste à l’ère du streaming mondial instantané, non ?
Ce rejet massif et en temps réel d’une œuvre pourtant nullement conçue pour être digérée comme une production Marvel, permet au moins de mesurer l’attente qui entourait le retour de Jones à des récits plus intimistes, décalés et novateurs, bref à tout ce qui avait excité ses fans à l’époque de Moon. Le fait que le film se présente (et cela se vérifie à travers une myriade de clins d’oeil pas vraiment discrets) comme faisant partie du même univers partagé, pour reprendre l’expression à la mode, n’a pas aidé à dissiper cet état de fait. Car il faut se rendre à l’évidence : même si on peut lui trouver des qualités (si, si), Mute n’est pas aussi mémorable, surprenant et accompli que son prédécesseur.
Enquête (muette) sur une disparition
Après la Lune, Mute redescend donc sur Terre, au milieu des années 2050, pour plonger dans un Berlin futuriste et interlope. La référence a été abondamment citée jusqu’à l’épuisement neuronal, mais oui, les premiers plans aériens d’une cité survolée par des voitures volantes et baignée de néons, font penser, comme pour 1 000 autres films des 30 dernières années, au séminal Blade Runner. C’est la même chose qu’avec 2001 : montrez des vaisseaux flottant au ralenti dans l’espace, et il y aura toujours un critique éclairé et satisfait pour traiter votre film de « kubrickien » (on est pas à l’abri nous-mêmes de céder à la tentation). Il n’y a pourtant pas de robots philosophes ou de questionnement sur l’intelligence artificielle dans Mute, dont le héros, Léo est un barman muet aux talents d’ébéniste qui même en s’éloignant des préceptes religieux de sa famille amish, a maintenu ses distances avec les nouvelles technologies. Mais rien n’y fait : le classique de Ridley Scott est systématiquement cité comme l’écrasante influence d’un film qui ne partage avec lui qu’une parenté esthétique et une atmosphère « tech noir » loin d’être aussi radicale et sérieuse. Que l’on goûte ensuite ou pas à ces choix visuels est l’affaire de chacun, mais pitié, arrêtons d’utiliser les mêmes classiques du cinéma comme d’un thermomètre comparatif, surtout quand il n’a pas véritablement lieu d’être.
« Mute veut porter des messages intéressants, mais peine à choisir ou à explorer en profondeur chacun d’entre eux. . »
Léo, joué par ce grand échalas à la fois monolithique et fascinant d’Alexander Skarsgard, partage son temps entre le bar à strip où il travaille et son petit appartement suranné. Il brûle d’amour pour sa collègue serveuse aux cheveux bleus, Naadirah, qui l’initie même aux joies de la vidéo instantanée retransmise sur écran géant (apparemment, le futur se contrefout bien de votre vie privée). Après une nuit de passion, Léo se réveille seul au lit : sa bien-aimée a disparu, et maintenant, la retrouver est la seule chose qui compte pour lui, même si son handicap ne lui facilite pas la tâche. Dans le même coin de la ville, Bill (Paul Rudd, encore plus moustachu que dans Anchorman) et Duck (Justin Theroux, méconnaissable), deux médecins militaires américains, déserteurs et sans scrupules, multiplient les opérations chirurgicales pour la mafia locale et les passages au bordel, en attendant de quitter le pays. À mesure que Léo récolte des indices, il se rapproche de plus en plus du facétieux et dangereux duo…
Dans les bas-fonds de Berlin
Un kidnapping, une galerie de personnages excentriques soulignant par leur accumulation le paysage sordide dans lequel évolue un héros à l’écart des conventions, de la violence sèche et des antagonistes aux objectifs sordides… Mute, plus que la science-fiction, braconne ouvertement sur les terres du film noir pur jus : le décorum technologique, dont le côté factice, plastique, évoque surtout le récent Zero Theorem de Terry Gilliam, semble être finalement là pour moderniser les emprunts multiples au genre qui forment l’identité du film de Jones. Même s’il glisse ça et là des références explicites à Ghost in the Shell, Cronenberg, ou, c’est plus inattendu, M.A.S.H., avec ses deux chirurgiens copains comme cochon conduisant un gros 4×4 militaire, Mute évoque irrémédiablement dans son rythme, ses rebondissements et son fatalisme systématique les ténors du noir que sont Sunset Boulevard ou Casablanca. Ça n’est pas nécessairement une tare, même si les deux intrigues pilotées en parallèle peinent bel et bien pendant une heure à se rejoindre. Les histoires croisées de Léo et de Bill et Duke forment malgré tout un récit cohérent débouchant sur une inévitable confrontation – et sur un épilogue qui s’avère peu surprenant dès lors que le héros est sentimental et dénué de parole.
De manière générale, Mute pâtit d’une réelle faiblesse d’écriture pour ses personnages, qui existent surtout grâce aux maniérismes que leur infusent les acteurs. On peut regretter que le film se perde dans d’inutiles longueurs alors qu’il laisse dans l’ombre une partie de la personnalité de Léo, dont on ne sait trop s’il a choisi cette vie par dépit, et qui se définit intégralement par son amour inconditionnel pour sa copine disparu. Le film s’ouvre sur un flash-back expliquant pourquoi il a perdu l’usage de la parole, mais au-delà de cela, Mute reste aussi muet que lui sur la morale et le code de vie qui l’anime. Bill et Duke, a contrario, révèlent le côté sombre, voir abject, de leur personnalité : ils ont beaux être cartoonesques et irritants, Jones en fait des protagonistes réellement déplaisants, l’un parce qu’il carbure à l’autoritarisme et aux accès d’humeur, l’autre parce qu’il s’avère être un pervers pur jus. Mais ils ne sont rien d’autres que des obstacles à surmonter, au centre de sous-intrigues bancales et expédiées à la hâte, telle cette guerre des gangs dans laquelle Léo plonge involontairement, et qui ressemble à un résidu de premier jet de scénario, que l’auteur n’aurait jamais voulu exciser de son récit. C’est sans doute cela qui handicape le plus Mute au final, ce qui explique peut-être son glacial accueil : voilà un film qui visiblement veut porter des messages intéressants, mais peine à choisir ou à explorer en profondeur chacun d’entre eux. Non le résultat est loin d’être « irregardable » comme ont pu s’exclamer des critiques toujours peu adeptes de la demi-mesure. Mais la somme de tous les ingrédients qui composent Mute n’aboutit simplement pas à un résultat organique et immédiatement mémorable, comme pouvait l’être Moon.