La ballade de Buster Scruggs : six westerns pour le prix d’un
Le western anthologique tant attendu des frères Coen se découvre comme un objet conceptuel fatalement inégal, mais intégralement galvanisant. Critique !
À bien des égards, La ballade de Buster Scruggs est un projet inhabituel pour les frères Coen. Les auteurs de No country for old men, restés dans l’actualité à la fois pour leur hommage inégal à l’âge d’or de Hollywood (Avé, César !) et l’adaptation de leur polar phare en série au long cours (Fargo), ont surpris leur monde en annonçant un deal avec Netflix pour produire une mini-série exclusive à la plateforme. Buster Scruggs n’allait pas être leur première aventure dans le genre du western, bien sûr, mais que de tels formalistes se tournent ainsi vers le petit écran constituait un sacré pari. Puis le twist est arrivé, peu avant le festival de Venise : la série était finalement un vrai long-métrage de cinéma, une anthologie dans la plus pure tradition qui serait le premier projet des Coen à ne pas être projeté dans une salle obscure (en tout cas en France).
Un film à sketches, donc, le premier du genre pour le duo, qui laisse depuis planer le doute en interview sur sa véritable genèse (l’actrice Zoe Kazan affirme par exemple que Buster Scruggs était conçu dès le tournage comme un long-métrage de cinéma). Un flou artistique qui enchante, on s’en doute, ceux qui continuent de signer le montage de leurs films sous le pseudonyme imaginaire de Roderick Jaynes.
Une vision toute personnelle du genre
Il ne fait nul doute, en découvrant La ballade de Buster Scruggs, que la gestation du film et des six histoires qui le composent a constitué un processus inhabituel pour les Coen : gardaient-ils ces récits dans un coin depuis des années, en imaginant pouvoir les rassembler un jour sous ce format (c’est la solution la plus plausible ?) ? Ou ont-ils buté sur le format sériel et les exigences différentes de narration qu’il implique, préférant compiler leurs épisodes, de longueur et d’ambition variable, dans un tout plus facile à digérer ? Le résultat est en tout cas fatalement hétérogène, même si le soin extrême apporté à la conception de chacun des segments est digne de louanges.
Buster Scruggs est un objet conceptuel on ne peut plus éloigné du classicisme d’un True Grit. On sait les Coen férus de westerns, et le film se présente ouvertement comme une réinterprétation personnelle des grands mythes du genre. Du cow-boy chantant éponyme à la conquête de l’Ouest de « La fille qui fut sonnée », en passant par le chercheur d’or de « Gorge dorée », le braqueur de banques de « Près d’Algodones », le forain itinérant de « Ticket repas » et la diligence des « Restes mortels », les territoires de fiction abordés par le duo sont aussi familiers sur le papier que transfigurés par leur mise en scène à l’écran. Maîtres de leur œuvre, Joel et Ethan Coen cisèlent en effet six histoires qui voguent entre vignette philosophique, mini-épopée romanesque et fable cynique, sans jamais perdre de vue le thème ombrageux qui plane au-dessus de chacune d’entre elles (et de toute la filmo des Coen par extension : le caractère dérisoire et éphémère de notre existence, et l’absurdité arbitraire qui régit individuellement notre sort, systématiquement funeste.
Grands espaces et personnages d’anthologie
On taxe souvent les frères Coen de cyniques, mais cet existentialisme drolatique et dramatique à la fois ne se départit pourtant jamais d’une réelle empathie pour ses personnages. Avec le format court de Buster Scruggs, le talent du duo pour croquer en quelques plans et attitudes des personnages d’anthologie n’en apparaît que plus évident et jouissif. Liam Neeson marque plus les mémoires dans son rôle de forain jetant symboliquement aux oubliettes la création artistique pour s’adonner au show business, que dans ses dix derniers rôles. Tom Waits, méconnaissable et cartoonesque en chercheur d’or grisonnant tombant sur un filon dans une vallée aux allures d’Eden perdu, est une autre création mémorable, tout comme le pistolero chantant joué par Tim Blake Nelson, pittoresque cow-boy dont les chants festifs contrastent avec le carnage expéditif qu’il sème sur son passage. Mais c’est peut-être dans « La fille qui fut sonnée », le meilleur segment du lot, que l’on trouve les protagonistes les plus fouillés. Zoe Kazan y incarne une jeune femme maladroite traînée vers l’Oregon par son frère, qui se prend à rêver d’une nouvelle vie au contact du chef de convoi. Les voyageurs qui l’accompagnent sont instantanément attachants (jusqu’au petit chien appelé « président Pierce »), leurs péripéties sont aussi inattendues que révélatrices, et l’appel du grand spectacle est saisi avec une vraie classe par deux réalisateurs maîtrisant parfaitement le sens du récit.
En comparaison avec ce moment de bravoure, les autres sketches de Buster Scruggs, introduits sobrement par une suite de gros plans sur un livre qui se tourne (très minimal, donc) paraissent forcément plus modestes. La splendeur de la photo de Bruno Delbonnel élève toutefois « Gorge dorée » au-dessus des autres, tout comme le ton grave et la quasi-absence de dialogues de « Ticket repas » rend son dénouement d’autant plus puissant. « Près d’Algonodes », « Buster Scruggs » et (surtout) « Les Restes mortels », qui ne sont pas sans fautes de goût, restent plus anecdotiques, mais le terme est à relativiser lorsqu’on parle des frères Coen – en d’autres termes, aucun des six segments n’est moins que très bon. Unis dans leur morale (cupides ou justes, chanceux ou téméraires, le terminus sera le même pour tout le monde), les sketches de Buster Scruggs forment un tout enthousiasmant, un western épisodique mais galvanisant qui ne sacrifie jamais son côté sophistiqué sur l’autel de la facilité.