Domino : le pire film de Brian de Palma ?
Renié par de Palma lui-même, Domino fait naviguer à vue ses stars dans une désolante chasse au terroriste, dans laquelle le génie du cinéaste s’exprime rarement
Les dernières parties de carrière de certains réalisateurs sont parfois difficiles à encaisser pour les cinéphiles qui décortiquent amoureusement chacune de leurs œuvres. On aimerait que The Ward ne soit pas le dernier film de Carpenter, mais ce sera sûrement le cas. George Romero nous a quitté après un piteux Survival of the dead, et c’était triste. Et que dire du Dracula 3D d’Argento ? Brian de Palma lui-même est persuadé que ses plus grands coups d’éclat sont derrière lui, comme il le révélait dans le documentaire réalisé par Jake Paltrow et Noah Baumbach. Depuis son exil européen, après Mission to Mars, le réalisateur de Carrie a dû composer avec des montages financiers périlleux, des « europuddings » loin des fastes des années 80-90, comme Le Dahlia Noir. Absent des écrans depuis Passion, déjà bien frugal en terme de budget, De Palma revient avec une coproduction qui véhicule ses éternelles obsessions, mais en plus terne, en plus indigent, comme un ersatz de copie du maître qui aurait hérité du budget cantine d’un téléfilm de la TNT. Domino est un ratage, fauché et regrettable, que le réalisateur n’a pas hésité à renier un an et demi avant sa sortie en catimini.
Attentats au bon goût
Nous avions déjà évoqué dans notre preview les innombrables soucis rencontrés par le cinéaste sur ce tournage à cheval entre le Danemark, les Pays-Bas, la Belgique et l’Espagne. Les quatre pays servent de décor à une chasse aux terroristes islamistes, qui débute après le meurtre du coéquipier de Christian (Nikolaj Coster-Waldau, fringant mais au jeu de somnanbule), policier danois, par un immigré libyen nommé Imran (Eriq Ebouaney) en quête de vengeance contre une cellule terroriste, obsédée par l’image au point de faire ressembler leurs attentats à des parties de FPS sur Twitch. Imran s’enfuit, sans savoir qu’il n’est qu’un pion dans les affaires de la CIA (personnifiée par un Guy Pearce cartoonesque) et Christian se lance à sa poursuite tel un agent d’Interpol, avec l’aide d’une de ses coéquipières (Carice Van Houten, qui se débat avec une sous-intrigue romantique bien fadasse)…
« Dire que Domino porte les traces de sa gestation troublée est un doux euphémisme. »
Dire que Domino porte les stigmates de sa gestation troublée est un doux euphémisme. Dès les premières scènes (dès l’apparition du titre, même), il est clair que le film a été retiré des mains du cinéaste avant le montage final. Image terne et sans relief, décors aussi vides qu’artificiels (le tout aurait pu être filmé en Europe de l’Est, on y aurait vu que du feu), production design famélique, dialogues délivrés sans passion… Plus les images défilent, plus le malaise grandit, seulement interrompu par la partition grandiloquente et inopportune (au vu de ce qu’elle illustre), du fidèle grognard Pino Donaggio. Alors que Passion entretenait la flamme en se jetant tête la première dans un mash-up scabreux d’auto-citations fumeuses ou géniales, Domino suscite le vertige devant le vide artistique qui s’ouvre béant devant nous. De Palma était-il vraiment sur le plateau pour mettre en boîte de tels moments embarrassants ? (spoiler :oui)
Obsessions fatales
Passons sur la trame inepte qui emmène Nikolaj et Carice en road-trip jusque dans une arène espagnole (avec une escale baston à Bruxelles et une pause trémolo à l’ombre des moulins hollandais). De Palma se sert du script de Petter Skavlan (Kon-Tiki, pourtant) comme d’une simple rustine pour plaquer quelques tentatives stylistiques, qui peuvent donner l’impression, à de rares moments, que quelque chose se passe à l’écran : une double focale par ci, un lent travelling zoomé, en forme de présage fatidique, sur un pistolet oublié par là, et puis du split screen, des écrans plein l’image, des ralentis… Quand De Palma cligne de l’œil à Vertigo avec un Coster-Waldau suspendu à une gouttière en toc, ou qu’il dilate le temps pour faire durer le suspense lors d’un climax absurde pendant une corrida (avec un Boléro de Ravel revisité à l’hispanique, pas moins), on sent que la volonté était là de faire un peu de cinéma, fusse-t-il privé de moyens.
Le manque de sous n’explique peut-être pas totalement la débâcle de Domino, tant l’intégralité du projet semble avoir été prise par-dessus la jambe – le calibre du casting laissait au moins espérer mieux du côté de l’interprétation, par exemple. Pour toute autre cible que les complétistes de De Palma, le résultat sera pratiquement irregardable, en tout cas infiniment douloureux. Et l’espoir demeure donc à nouveau que l’enfant terrible du Nouvel Hollywood ne clôture pas sa filmographie avec ce nadir terrible, pas moins honteux que les inédits Get to know your rabbit et Mafia Salad, et qu’il provoque au contraire un sursaut d’orgueil de sa part. Une « qualité » qui ne fait pas défaut, rappelons-le, à Brian de Palma…