Berberian Sound Studio : molto bizzarro
Entre Blow Out et Suspiria, Berberian Sound Studio est un hommage bizarre à l’horreur italienne et au pouvoir corrupteur du 7e art, par un émule de David Lynch.
Amer n’était donc pas une tentative isolée : doucement, mais sûrement à la naissance de projets rendant plus ou moins explicitement hommage au giallo, ces films d’exploitation à suspense où des tueurs gantés faisaient courir leurs lames le long des dos nus d’innocentes pècheresses (pour résumer en très gros). Le film d’Hélène Cattet et Bruno Forzani, contrairement à des séries B comme, évidemment, le Giallo d’Argento, Imago Mortis, Tulpa ou Paura 3D (de purs gialli made in Italy), proposait avant tout une réflexion quasi-expérimentale sur le genre. A cette proposition sensorielle, déroutante et clivante (on entre dans le jeu ou pas, le film ne fait pas de prisonniers à ce niveau) répond maintenant Berberian Sound Studio, production non pas latine mais anglo-saxonne, réalisée par Peter Strickland (Katelyn Varga).
La « chrono des médias », pour rappel, c’est cette fameuse exception culturelle française qui impose des délais de diffusion entre la sortie salles d’un film, puis son exploitation en VOD et DVD, puis sur les chaînes à péage comme Canal+ et OCS, puis loin, beaucoup plus loin dans le temps (genre trois ans), sur les plateformes de streaming comme Netflix, Prime Video et consorts. Cette chronologie vient de voler en partie, pour l’instant, en éclats, dans le but de soutenir les investissements des sociétés de production et de distribution qui ont vu la carrière de leurs films stoppée net, ou mise en veilleuse pour une durée indéterminée.
Les pros du potard
Plus cérébral, plus cryptique aussi, Berberian Sound Studio nous replonge dans les années 70, période bénie du genre, auquel semble étranger notre héros, Gilderoy, sound designer réputé dans son Angleterre natale que des producteurs italiens ont débauché pour la post-production de leur dernier film, « The Equestrian Vortex ». Découvrant les premières images du film en compagnie d’un réalisateur peu aimable, Santini, Gilderoy s’exclame : « Le film ne parle pas d’équitation ? ». « Et bien, la fille monte à cheval au début. Mais là elle ne peut plus » répond un Santini pince-sans-rire, tandis que l’on entend les cris d’une femme visiblement à l’agonie, dont le calvaire est « bruité » par deux inénarrables techniciens enregistrant les bruits d’une pastèque découpée à la machette. De ce fameux film (une série Z ultra-gore mêlant satanisme et sévices en tous genres), nous ne verrons rien excepté le générique de début, hypnotique et dérangeant, mais tout à fait dans le style de l’époque.
« On peut regretter l’indécision dont fait preuve le script, le parcours émotionnel de Gilderoy étant un peu trop artificiel pour être convaincant. »
Comme Blow Out ou Conversation secrète, Berberian Sound Studio nous parle du pouvoir du son, des professionnels qui l’enregistrent et l’écoutent – le film regorge d’inserts sur des potards, des micros et des bandes d’enregistrement – jusqu’à ce que cette sphère auditive dérègle leurs sens et les fasse basculer dans la paranoïa. Point de complot ici, mais un mal du pays carabiné pour Gilderoy, cet Anglais timide, sur la réserve, qui finit contre toute attente par prendre trop à cœur les images qu’il « habille » avec ingéniosité (nous sommes rappelons-le à l’ère analogique) et l’exubérante équipe italienne, toute en embrassades et en toasts alcoolisés, qui regarde froidement cette nouvelle production horrifique comme un film de plus à finir « dans les délais ».
Entre deux écrans
Dans le rôle principal, Toby Jones (La Taupe, Capote) est idéalement déphasé, son visage poupon barré de sourcils soucieux exprimant parfaitement le décalage moral et le vertige identitaire qui s’emparent de lui au fur et à mesure que les jours passent dans ce studio transformé plus ou moins en bunker. La perception même des personnages qui l’entourent, qui pour la plupart refusent de lui parler en anglais, est déformée par ses propres doutes. D’où l’impression, pour le spectateur, d’être petit à petit entré dans une sorte de réalité parallèle, d’abord absurde (Gilderoy cherche en vain à se faire rembourser ses frais d’avion, est remis à sa place quand il ose traiter « The Equestrian vortex » de simple film d’horreur), puis de plus en plus inquiétante. Rêve, réalité, irruption de forces indéfinissables ? Après tout, le hors-champ du film est bel et bien occupé par une pellicule sataniste, corruptrice d’un personnage perdant soudain ses moyens (on pense alors à l’atmosphère simliaire d’un Serbian Film). Peter Strickland ne choisit pas son camp, préférant jouer la carte de l’esthétisme étrange, ne se refusant pas quelques emprunts (très) voyants à Polanski et Lynch. Il peut s’appuyer pour cela sur la superbe photographie aux tons ocres et noirs de Nicholas D.Knowland, jouant sur la lente addition de poches de ténèbres dans un cadre déjà claustrophobe, et la profusion de sources de lumières tamisées donnant une ambiance à la fois sophistiquée et sinistre au studio berbère en titre.
Ses qualités techniques n’étant pas à remettre en cause, on peut par contre regretter l’indécision dont fait preuve le script, le parcours émotionnel de Gilderoy étant un peu trop artificiel et pas assez fouillé pour être convaincant, surtout lorsque le troisième acte arrive avec ses gros sabots symboliques. L’ultime séquence est à ce titre aussi impressionnante qu’absconse, puisqu’elle équivaut à terminer un livre sur une page blanche succédant à une phrase pas encore terminée.